J’ai décidé de publier en ligne le roman que j’écris depuis trois ans. Au compte-goutte. Ou au moins le début. Le lectorat d’un blog n’est pas forcément le lectorat d’un roman, mais si vous aimez ce que j’écris, vous vous y retrouverez.
Si vous trouvez ça pas très bon, ou pas très intéressant , je m’en rendrai compte. Si ça plait, cela m’encouragera à clore le bouquin, achevé à 85%.
C’est un roman à la fois culturel et politique. Générationnel. Il vous dépaysera, je pense. Le héros s’appelle Sacha.
L’action commence en 2001. Chaque semaine, je nourrirai en chapitre si les lecteurs suivent. Pour cette semaine et commencer un peu plus généreusement, il y aura 3 chapitres. Hope you’ll enjoy.
LE CENTRE
-1-
– C’est l’interactivité, annonça Gilbert à ses deux invités lui faisant face, tout en se caressant la cuisse de la main gauche.
– Demande : réponse, ajouta-t-il, vous entrez la moindre requête dans un « moteur de recherche » des horaires, des sites sur la peinture, Agathe voulait par exemple des renseignements sur des festivals, eh bien hop j’ai rentré mettons le mot « festival » et toute une série de sites apparaissent, des milliers.
– Et pour les petits-enfants, tenta la femme de l’invité, qui n’y connaissait rien, du genre à passer la souris par terre et à l’actionner avec le pied.
– Oui, admit Gilbert. Jade la dernière fois avait un exposé à faire avec Montaigne elle me dit « Papy, il me faudrait des documents sur Montaigne », alors je suis allé sur un moteur de recherche et j’ai tapé «Montaigne », et il y a eu, je crois, mille deux cent réponses, toute une série de sites concernant Montaigne.
L’invité fit « Wouaouh » en prenant un air émerveillé, ce qui déconcerta tout le monde car il aurait très bien pu faire « Wouaouh » suite à l’anecdote concernant le mot « festival », celle de Montaigne n’ayant aucune valeur ajoutée particulière. Gilbert faillit abandonner.
– Donc là, bon, tout cela me dépasse, et je t’admire Gilbert pour t’y être mis aussi vite, si j’ai bien compris, comparé au minitel, c’est dix fois mieux.
– Cent fois mieux, dit Gilbert.
– Et Aquagym ? demanda la femme de l’invité.
– Pardon ?
– Si on rentre « Aquagym », ça donne des résultats ?
– Hé bien je te propose que nous essayions.
Ca a un peu fait flipper les invités mais Gilbert était déjà lancé.
– Rapprochez-vous de l’écran.
Les invités prirent place de chaque côté de Gilbert, l’invité et sa femme chaussèrent leurs lunettes et regardèrent un peu partout sur l’écran. Gilbert leur indiqua du doigt ou porter leurs yeux.
– Voilà, je vais saisir l’adresse du moteur de recherche.
En réalité, Gilbert avait mis ce site en favori, mais il préféra laisser de côté cette notion pour l’instant. Il voulait qu’ils comprennent d’abord le concept d’ « internet ».
– On va bientôt passer à table, lanca Agathe du fond de la cuisine.
Tout le monde l’ignora.
– Voilà. Une fois sur le moteur de recherche, je tape « aquagym », je fais valider et…voilà.
L’invité et sa femme eurent un sourire crispé. Ils ne savaient pas trop quoi faire. Et l’invité avait faim.
– Vous ne voyez pas ? Les résultats sont apparus.
– Ah oui, firent l’invité et sa femme. L’invité regardait en haut à droite de l’écran, et sa femme en bas à gauche.
– Voici donc la liste des résultats…Aquagym de la Creuse, Les vertus de l’aquagym, Aquagym Vallency…
– C’est pas loin ça, Aquagym Vallency, Claude y est allé le mois dernier, tu sais, fit la femme de l’invité.
– Vous voulez que je clique là-dessus ? demanda Gilbert.
– Pas si c’est payant…
– Non, non, les visites c’est gratuit…Allez, hop, je clique sur le lien.
La page du site Aquagym Vallency apparut et le silence se fit.
La femme de l’invité baissa la tête en retirant ses lunettes, l’invité regarda Gilbert en fronçant les sourcils, et Gilbert regardait la page d’entrée Aquagym Vallency.
Sur celle-ci, une photo pleine écran représentait une jeune fille plutôt blonde et souriante en train de se faire lécher le ventre par un solide gaillard habillé en joueur de rugby. Gilbert ne put déterminer immédiatement l’équipe dans laquelle jouait le garçon.
Ce dernier semblait cacher un objet couleur chair dans son dos.
-2-
– Je pense qu’il pensait vraiment ce qu’il disait. J’en suis sûre, parce qu’en même temps c’est pas la première fois que quelqu’un comparait ma voix avec celle de Lara Fabian.
Chloé menait cette réflexion seins nus, et Carine interprétait cela comme un très lourd processus de crédibilisation. C’est à dire : Chloé n’avait fait que trois mois de danse lorsqu’elles ont sympathisé aux cours et sont devenus confidentes.
Trois mois de danse, c’est ridicule pour une fille de vingt et un ans, c’est même une tare gravissime, lorsque l’on veut s’orienter dans le show business.
Or Chloé avait du vite remarquer que dans les vestiaires, en fin de séances, les débutantes camouflaient encore un peu leur poitrine. Les avancées, elles, l’exposaient fièrement, quant aux pros, n’en parlons pas, elles se les touchaient, se les soupesaient, se les prenaient même en photo les jours de bonne humeur collective.
Le fait donc que Chloe accueille Carine dans son appartement seins nus, portant autour de la tête une serviette enroulée venait de manière lointaine signifier que malgré ces trois courts mois de danse à son actif, Chloé avait déjà acquis les tics et us des pros, assumant l’exposition de son corps avec une nonchalance appuyée.
Voilà ,pourquoi depuis vingt minutes Chloé s’exprimait à Carine en gardant sa poitrine à l’air, belle petite poitrine très rose, open minded, de père New Yorkais et de mère rennaise, courbe moderne mais présente, assurée, très flexible , impeccable en fin de parcours.
Du moins c’était l’avis de Carine, qui était avant tout une littéraire.
– Ce qui m’étonne, dit Carine qui avait toujours un air un petit peu agacé, ce sont ces deux cent euros qu’il ta demandé pour devenir ton manager. Je me dis – un manager normalement, c’est quelqu’un qui mise avant tout, qui croit dur comme fer à un talent, et qui va se saigner aux quatre veines pour le hisser. Ce n’est pas quelqu’un qui va demander immédiatement deux cent euros.
– Les deux cent euros, il m’a dit que c’était pour ma page Internet. C’est le prix. Il a fallu qu’il s’adresse à une société spécialisée dans la construction de sites « web » pour ajouter une page me concernant sur leur site Internet. Cette page contient : une photo de moi, une courte biographie, et , bien sûr, le plus important, des extraits de mes interprétations. Dans l’ordre : I will always love you de Whitney Houston, Heartbreaker de Mariah Carey, S’il suffisait d’aimer de Céline, et Je suis malade de Serge Lama.
Chloé reposa la feuille, puis se pencha et alluma l’unité centrale de son P.C.
– Je vais te montrer, dit Chloé.
Carine regarda défiler les conneries habituelles qui apparaissent toujours quand on démarre ces engins. Chloé lança successivement la connexion, puis l’explorateur. Elle tapa une adresse à la fin de laquelle figurait son prénom.
– Voilà.
Une page intitulée « Ebony Emporium » apparut, faisant pétiller dans son apparition une bonne demie douzaine d’autres fenêtres plus petites.
Une photo de 780 pixels par 400 tentait d’illustrer avec enthousiasme le concept d’ « Ebony Emporium ». On pouvait y voir plusieurs hommes de type afro-américain en train de besogner de grosses bourgeoises bien blanches, et, mêlés à ce tableau par un subterfuge graphique jouant sur des niveaux d’opacité, de grands bonhommes bien caucasiens se faisant faire toutes sortes de gâteries par de jolies jeunes femmes noires de peau.
Bref l’ensemble paraissait être une invite au sexe pluriethnique, à en croire les petites fenêtres périphériques qui invitaient le visiteur à cliquer sur des photos d’organes de toutes origines.
– Ca alors, dit Chloé. C’est quoi ce truc ?
– C’est bien la bonne adresse ?
Chloé fit des allers-retours oculaires entre la feuille sur laquelle elle avait inscrit son adresse et la barre du navigateur, sur l’écran.
– Oui. Mais je te jure que c’est pas ça , le site.
Carine quitta ses yeux d’un des couples pour regarder Chloé. Il ne s’agissait en rien d’un site assurant la promotion de la jeune chanteuse.
-3-
On aurait pu juger de l’influence du 11 Septembre sur le monde rien qu’en observant Internet durant l’heure fatidique.
J’étais alors en train de dispenser une formation à une grande rousse qui était assez belle et assez typiquement rousse pour logiquement, du moins dans un Etat qui aurait été logique, subvenir à ses besoins ne serait-ce que par sa condition de rousse, grande et belle rousse, constellée de taches de rousseur.
Mener une vie paresseuse et lascive, rester simple et naturelle, avoir un mari et des enfants et recevoir tous les mois un chèque de l’état accompagné d’un petit mot du président sur lequel serait marqué « Voici de l’argent. Merci d’être si typiquement rousse – ne changez rien ! J.Chirac ».
Mais la société étant ce qu’elle est, cette demoiselle nécessitait un emploi, et une structure afférente à l’ANPE versait des sommes astronomiques à des sociétés prestataires comme WebTech pour octroyer une formation « Web – Création de pages Web » à de jeunes et moins jeunes demandeurs d’emploi.
Moi, ça me changeait de la construction de sites proprement dits, d’être formateur durant quelques semaines.
Et puis la rousseur de la fille changeait de l’ordinaire, comme quand un médecin généraliste doit soigner une maladie tropicale, moi ça m’occupait.
C’est un copain qui m’a envoyé un sms : VA SUR CNN
J’ai laissé la rousse sur ses lignes de code html et me suis connecté depuis un poste vide.
Le premier avion venait de percuter la tour.
Une photo petite et pixellisée représentait la scène, on percevait vaguement une tour en flamme et surtout en fumée, mais ç’aurait pu être une photo de coton, ou une photo d’hibiscus, c’était une photo très libre d’interprétation, ce qui fait qu’au bureau tout le monde a paniqué à sa manière.
La rousse a eu une panique tout a fait rousse, très en dedans, distante et chaleureuse, comme si elle était très embêtée pour nous que cette histoire arrive.
Je ne sais pas ce que j’avais fait entre temps, mais j’avais quitté CNN.COM, et lorsque je me suis reconnecté, le deuxième avion venait de percuter la deuxième tour, et une image désuète mais glaçante venait d’apparaître ou plutôt de disparaître.
L’afflux des visiteurs sur le site de CNN venait de faire péter leur serveur, et un relais de secours avait été fait sur une page nue, uniquement remplie de pauvre texte ASCII, sur fond noir.
Il n’y avait plus d’images, plus de photo, pas le moindre icône, tout était devenu désert, comme les pages web du début des années 90, texte, pas de gros titres en capitales bedonnantes et dégradées du genre WTC UNDER ATTACK.
Non, un fichier texte, on aurait dit qu’Internet venait de s’arrêter de couler, comme dans Manon des Sources, cette absence d’image était beaucoup plus flippante que les photos qui auraient pu être publiées à cet instant. Là je m’étais dit que quelque chose de vraiment grave venait de se passer.
Toute la journée s’était écoulée plus ou moins au ralenti. Nous avions trouvé un vieux poste radio, et les journalistes semblaient ivres de contenu rédactionnel. Il y avait trois heures de cela ils s’ennuyaient et nous nous ennuyions aussi. Puis en trois secondes beaucoup de gens étaient morts.
Dès lors, je n’ai pas très bien compris pourquoi, la société Webtech est complètement partie en vrille, de la même manière qu’une compagnie dont le siège aurait été basé dans l’une de ces deux tours. Un truc incroyable.
Sauf que nous étions à Vence, dans les Alpes Maritimes, ville qui reste d’une manière globale peu dépendante de la ville de New York, ou même des Etats-Unis, ou même d’un quelconque bouleversement géopolitique.
Je sais que la Bourse ne s’est pas remise de cet événement, je comprends grosso modo l’histoire du conflit mondial et des flux monétaires, mais je reste persuadé d’une chose : ceci n’avait aucune raison de changer la ville de Vence.
D’ailleurs, Webtech fut a priori la seule victime économique du 11 Septembre sur Vence.
Walter, mon patron, donna cette raison.
A la fin de ma formation de la rousse, je n’eus plus de sites à construire. Rien.
Walter m’annonça : « c’est le 11 Septembre ».
Plus de prospects, plus de réponses favorables aux coups de fils, projets annulés, zéro return on investment sur la pub PQR, le néant.
Notre agence par le passé avait été fière et arrogante, sur Vence. Nous étions classe, les gens du quartier nous admiraient. Le marché avait à peine éclos – notre valeur ajoutée était de 1000%, la supercherie était magnifique.
Nous n’utilisions que deux logiciels de mise en page web, ils nous fallait deux heures pour pondre un site de base, et nous facturions l’affaire 40.000 francs à nos meilleurs amis.
Les types rentraient chez eux les larmes aux yeux d’avoir leur S.A.R.L en .com, dans la voiture, sur le chemin du retour, ils marmonnaient l’adresse pour s’en souvenir plus tard.
Les deux ou trois premiers jours ils se connectaient à l’adresse indiquée. Ils montraient le site à leurs gros clients et amis.
Une page sur deux était truffée de bugs et lorsqu’ils nous appelaient, nous les envoyions chier avec un dédain magistral, en mettant en cause n’importe quel terme technique incompréhensible. Les types lâchaient l’affaire, écrasés de honte et d’ignorance. Ils ne se reconnectaient plus. Leurs sites crevaient ainsi, éternellement jeunes, comme des chiots noyés.
-4-
Au début cela m’amusait plutôt d’être salarié pour ne rien faire pendant quelque temps. C’était aussi parce que je m’imaginais encore toucher un salaire en fin de mois.
Pour remplir ces heures désespérément creuses, je m’étais mis au chat.Mon pseudonyme était :
BIZOUTEUB
Qui signifie, en langage jeune « bisou sur la bite », « bisou sur le sexe », quoi.
Ce n’est que bien plus tard, une fois que j’avais pris mes repères dans les différents salons de conversation, une fois que tout le monde m’y connaissait par le biais de ce pseudo, que je réalisai le caractère éminemment pédé de ce nom.
Car ce que moi je voulais suggérer, c’était « faites moi un bisou sur la teub ». Mais beaucoup de gens croyaient comprendre en voyant ce pseudo « je prends plaisir à donner des bisous à de bonnes grosses teubs ».
Malgré ce tue-l’amour, je pus tisser des liens tout à fait sympathiques avec une personne dénommée SOPHIE122.
La 122e Sophie du salon était d’un ennui affligeant, de quoi vous faire pousser des hoquets nerveux en lisant ses phrases. Mais les conversations à peu près normales étaient si rares dans ce genre de salons qu’un poulpe aurait fait l’affaire.
Quoique le poulpe, un des animaux les plus intelligents de l’océan, aurait eu des choses fascinantes à raconter. Il aurait parlé de ses tentacules, de sa faculté à se dilater pour passer dans les anfractuosités les plus minces, du double usage de sa bouche-anus, etc…SOPHIE122 n’avait aucun talent de ce genre. Elle était soi-disant hôtesse d’accueil à Ste Hyacinthe (québec). Statistiquement, et à l’époque, lorsque vous chattiez en compagnie d’un pseudonyme féminin, il y avait 72% de chances pour qu’il s’agisse d’un homme, et 28% pour que cela soit une québecoise ornée d’un gros cul.
Le discours de SOPHIE122 était bien trop sage, et constant dans sa sagesse, pour qu’il s’agisse d’un type, à moins que celui-ci fût d’une perversité sans nom pour parler pendant une heure entière de son putain de chat siamois.
Je n’en avais rien à battre, du siamois de cette québecoise. Le temps s’étirait de manière irréelle, je le laissais passer entre mes doigts. Je ne savais pas trop ce que j’attendais de tout ça, peut-être que notre degré d’intimité soit tel qu’à un moment la conversation tourne au cul, qu’on puisse s’amuser un peu.
A un certain moment j’aurais presque préféré qu’il s’agisse d’un homme et qu’il me fasse rêver avec des bisous sur la teub plutôt que cette idiote et son chat siamois.
– des fois hi hi il reste sur la table et me regarde travailler
– c’est marrant ça
– oui il est très attentif
– tu portes quoi sur toi là ?
– ce matin il s’est purgé avec des herbes du jardin.
– mon pyjama
– ah
– il a quatorze ans, en âge chat ça fait presque centenaire hi hi
– ah ouais
– je l’aime c’est mon compagnon
– et si je caressais tes gros seins avec ma bite tu crois qu’il nous regarderait faire, espèce de salope ?
– avec les autres chats il cohabite malgré son âge
– ah
– c’est un grincheux hi hi
SOPHIE122 de sa tour d’ivoire occultait les phrases de cul avec un naturel terrifiant.
Je pense qu’elle ne voulait tout simplement pas concevoir que je fusse ce genre de mec, comme les mamans qui trouvent des feuilles OCB dans les poches de leurs gamins et qui s’inventent de fausses histoires pour se convaincre d’une vérité qui leur convienne.
SOPHIE122 était une romantique issue du continent américain. Vieille routière du chat, elle s’était prise à la gueule toutes les phrases les plus obscènes de la création, de quoi en perdre sa virginité à distance.
Les phrases la traversaient.
– et il ne quitte pas sa pelote de laine
– j’aimerais bien que tu me suces la bite
– une fois il a ramené une souris devant ma porte hi hi
Quand vous alliez par curiosité sur des sites de fans de chat IRC, vous aviez un aperçu du truc. Les mariés grâce au chat. Que des gens à gros cul. En jpeg. Une honte pour le format jpeg, qui encodait aussi quelque part sur la terre les seins de Pamela Anderson Lee.
– Ma série préférée c’est « Angel » et toi ?
– « Lève ta jambe »
– J’adore l’acteur qui joue Angel.
Les québécois dominaient complètement la communauté francophone d’Internet. Ils étaient là depuis le début. Internet leur allait bien. Internet plaisait aux pays froids ainsi qu’aux pays ou les gens sont susceptibles d’avoir de gros culs.
Moi ça ne passait pas avec SOPHIE122. J’avais l’impression de veiller une mourante. Je la laissais agoniser, déblatérer ses conneries de chats siamois en attendant qu’elle crève. Je ne savais pas comment cela se passerait, mais ce serait un soulagement pour tout le monde.
– il a failli avoir des bébés en 1993 mais non hi hi
– ah merde ça alors c’est incroyable cette anecdote
– eh oui : la maman chat était partie
– ouh là là attends un peu que je prenne des notes
– mais c’était mieux comme ça, il y en aurait eu trop après
– tiens tu vas me sucer mon stylo et ensuite te le frotter stp
– quoique je connais quelqu’un qui possède 20 chats !
J’avais les larmes aux yeux de savoir que les vrais gens sexys ne venaient jamais chatter et la situation était assez pathétique. Qui était assez à la masse pour faire du dialogue en ligne un Mardi en journée ?
Quelquefois je ne rencontrais que des webmasters.
– 5 –
Aux alentours du 20 Octobre je n’avais toujours pas conclu le moindre échange sexuel avec Sophie122, ni obtenu le moindre franc de salaire de la part de Walter. J’avais l’impression d’être en état de demande absolue envers le monde entier, et c’était gênant en plein post 11 Septembre.
Le 20 donc, j’ai demandé à Walter ce qu’il allait faire du salaire qu’il ne m’avait pas encore versé. C’était une manière ironique de lui demander d’être payé. Je déteste vraiment parler de ce genre de choses aux gens, c’est insupportable, j’aurais tout fait pour contourner le sujet.
– Je me demandais juste ce que tu allais faire des 10.000 francs de salaire que tu me dois.
Walter prit un air grave et chercha loin dans mon regard, plus loin que mon regard pouvait d’ailleurs donner. Si nous avions été dans un porno, la scène de cul aurait commencé juste après ce regard.
– Il parait que les décombres vont encore fumer pendant dix mois.
– Les décombres ?
– Les décombres du onze septembre.
Un champ de ruines, la dévastation la plus totale, un 1 et un 1 brisés, un « s » sur le « e », les « p » et « t » disparus, des lettres en gravats et fumantes, les décombres du 11 septembre.
Puis il me fit m’asseoir, se saisit d’un marqueur et entreprit, sur son paperboard de m’expliquer un peu les tenants et aboutissants. Le schéma aurait pu s’intituler : « 11 Septembre : influences de l’évènement sur le marché Vençois de la construction de sites web ».
Il traça des segments reliant différents modules de formes rondes, d’autres carrées, des flèches de conséquences et de rétroaction, l’ensemble était une structure fière et sophistiquée, on aurait dit un mobile de Calder, merde c’était vraiment beau.
Tout devenait d’un coup plus simple, j’aurais du arracher la feuille du paperboard et la tendre à mon banquier et mon proprio, comme un bracelet brésilien.
Le talent de Walter c’était ça, c’était de vous embrouiller à grand traits de marqueurs, le crissement de la pointe sur le papier vous rassurait, à la fin de la démonstration vous aviez les larmes aux yeux, à deux doigts de lui signer un chèque pour s’excuser d’avoir été payé les six derniers mois.
Et à chaque fois que je le relançais, le manège reprenait, je haïssais Ben Laden pour d’autres raisons que le reste de l’occident. Je le haïssais pour ne pas me verser mon salaire de webmaster.
A la fin du mois d’Octobre je dus me résoudre à accepter le fait de ne plus avoir de travail. Walter ne venait plus au bureau. Il passait quelquefois, sur le coup des 17 heures, mal rasé, sentant le vin, et sa présence brisait tellement ma solitude dans ces locaux vides que j’étais content de le voir. Je lui demandais des nouvelles de mon salaire en souriant, plus pour le sport que par réelle conviction. Je prenais presque plaisir à le voir mentir, on était à deux doigts de trinquer des gobelets d’eau tiède.
Puis il repartait, et je me replongeais dans ma triste vigie cybernétique. J’avais quitté le chat, Sophie122 pouvait aller au diable, moi j’y étais déjà. Internet était désert à cette époque là, ça se sentait, je sais que c’est difficile à croire, mais je sentais en me baladant de sites en sites que l’on n’était pas beaucoup ces temps-ci. On était de moins en moins. Je marchais dans une cathédrale déserte, que j’avais partiellement aidé à construire.
Seuls derniers témoins d’une vie organique, les sites de cul, que j’ouvrais par paquets de cinq, avec une dextérité de sniper, agrandissant les images à la volée, les téléchargeant sur mon Maxtor 72 tours/s 100 Gigaoctets sans même plus regarder ce qu’elles représentaient. Il s’agissait globalement de jeunes femmes souriantes, pas souriantes, noires, blanches, asiat, lesbos, pregos, je m’empressais d’ouvrir et d’enregistrer, je collectais.
Ma collection devait atteindre les 16780 images, jamais, même en le voulant, je n’aurais eu l’occasion de parcourir tous ces visages, ma tâche était celle d’un tamanoir aspirant des fourmis. Les miennes étaient roses et en fleurs, j’étais Noé, je regroupais tout le monde avant le déluge, avant que le Web ne disparaisse.
Dans cinquante ans ces filles en photo auront cinquante ans de plus.
Un Jeudi après-midi, à 15h00, je me suis levé de mon bureau. Il n’y avait toujours personne, il faisait sombre, j’avais pris soin de ne plus allumer les néons, trop bruyants.
J’ai décidé de m’en aller. J’ai rangé à fond tous les locaux, j’ai remis des papiers dans leurs tiroirs, j’ai éteint tous les postes qui tournaient à vide depuis 40 jours, sauf le dernier, le serveur, dans lequel j’ai lancé un script destiné à punir les pêcheurs.
Il consistait à rediriger l’ensemble des adresses de nos clients vers les sites les plus obscènes et les plus pornographiques du world wide web.
La barre de progression avançait, entraînant avec elles un défilement supersonique de noms de sites.
La dernière adresse de notre fichier client, Vallency-Aquagym.com, fut contaminée, puis une sorte de bip cynique et connard retentit. Je n’étais pas spécialement soulagé ni vengé d’avoir fait ça, je l’avais fait plus par principe qu’autre chose, à vrai dire je n’en voulais pas plus que ça à Walter. Les gens passent leur temps à dire que le monde est trop dur, alors que le problème est peut-être un excès de douceur.
– 6 –
Depuis l’arrivée du web dans nos pratiques de vie, et par chance je n’ai connu que ça et me demande aujourd’hui comment les gens faisaient avant pour trouver du travail, de petits scripts ayant parfaitement mémorisé mon parcours, mes diplômes, mes loisirs et mes prétentions salariales s’attellent à chercher partout sur lemarchédutravail des offres d’emploi susceptible de me satisfaire.
Malgré les apparences, le choix de la photo d’identité se fait de plus en plus essentiel. En effet, l’usage de formulaires préformatés, l’unification des cursus universitaires et l’homogénéisation de la jeunesse actuelle font que dans bien des cas de recrutement les drh se retrouvent face à des trentaines de cv identiques, au mot près, à équivalences de diplômes, d’établissement et de races. C’est dans ces cas précis que la photo d’identité se révèle d’une capitale subsidiarité.
J’ai joint à mon cv en ligne une photo jpeg de ma personne très de droite, j’y arbore une coiffure courte et concrète , chargée de projet, bien fixe et autonome. On aperçoit un col sobre de pull noir, resserrant la base de mon cou et m’amincissant de quelques kilos par la même occasion. Je comptais me positionner en webmaster psychologiquement sain. Les webmasters en général sont de gentils gaillards un peu grassouillets, amateurs d’heroic fantasy et de branlette. Mon positionnement était l’inverse, je revendiquais un webmastering chirurgical, mais bien dans sa peau, sexuellement actif, même si ce n’était pas tout à fait le cas.
Le remplissage en ligne de ces petits scripts appelés agents de recherche, une mise à jour grossière du cv et donc le choix d’une photo d’identité adéquate représentaient donc les uniques étapes de ce que l’on appelait pour des gars comme moi en 2001 une recherche d’emploi.
Je passais le reste du temps à surfer sur le web depuis ma chambre, chez mes parents. La connexion y était dix fois moindre à celle du bureau. C’était une 56k. Pour ceux qui ne connaissent pas, cela équivalait à emprunter l’autoroute du soleil en âne un quinze août. Là ou la connexion haut débit faisait apparaître au bureau deux cuisses bronzées le temps de cligner des yeux, la connexion 56k m’obligeait à réfléchir à deux fois avant de télécharger ou d’ouvrir une image.
Revenir à une telle non-vitesse avait tout de même de la poésie, tout prenait plus de valeur. Une image s’ouvrant lentement vous fait poser plus longtemps votre regard sur certains aspects d’une photographie que n’importe quel autre type de publication vous aurait fait survoler.
Pour les photographies de cul, notamment les gonzesses à poil, il y avait dans la lente ouverture des images une logique imparable d’apparition progressive – cheveux visage buste sexe jambes – qui selon moi avait l’effet bénéfique de me nettoyer le cerveau en lui réapprenant les parcours simples, comme lorsque l’on rééduque un bras en le faisant plier au ralenti.
Bref je suis pas du genre à me plaindre. Je ne me plains presque jamais. Je parviens toujours à trouver le bon coté des choses, et cette connexion lente en faisait partie.
– 7 –
Mon troisième entretien d’embauche, six mois plus tard, fut le bon.
Tout avait commencé comme un cauchemar. De Vence, en scooter 50 cm3, je dus me rendre en enfer, ou pas loin, un mélange entre le paradis et l’enfer en fait, car le paradis est haut, et l’endroit était juché au-dessus de Nice et Menton, compter 40 minutes à partir du bas. L’endroit s’appelait le Centre, à la Bastide St Marc, située assez haut pour n’appartenir à aucun cadastre, surplombant tout. Accessible par des chemins de terre secs et rocailleux, et sinueux, complètement impossibles à pratiquer avec une longue caisse. Mon scooter sentait le fondu, je crevais de froid. C’était l’enfer.
On aurait cru l’endroit placé sur la carte par une bande de pervers qui auraient décidé de me faire chier le plus possible.
Je sortais de plusieurs mois d’inactivité pure, je n’avais pas d’amis, j’étais constamment devant mon écran, et me rendre au centre pour la première fois de ma vie a été le plus long voyage que j’aie jamais réalisé en conduisant un véhicule.
Je ne sais plus pourquoi j’avais accepté d’y aller, quoiqu’il arrive c’était loin de tout, jamais je n’aurai pu suivre la cadence ne serait-ce que deux jours.
Arrivé tout en haut la vue en valait la peine. Par précaution je me suis garé à l’extérieur, ait refait maladroitement dans le rétroviseur ma coiffure aplatie par deux heures de casque. Réflexe ridicule, car le reste de mon corps était décomposé. Ma chemise s’était écartée comme si je revenais de la Big Beat Boutique, et l’ensemble de mon visage était devenu un herbier.
L’ensemble de ce landscape qui s’étendait à ma vue était typiquement méditerranéen et assez unique. Je n’ai aucune connaissance en architecture pour vous sortir des termes objectifs ou élégants, mais on aurait dit une sorte de monastère en forme de U, assez gigantesque, parsemé de portes au rez de chaussée, longé par des arcades sur toute la longueur du U, et avec plein d’oliviers. Il y avait ensuite comme un long rebord en vieilles tuiles au-dessus des arcades, et hop encore des portes. Au milieu du U, une sorte de plate-forme en pierres, et un chapiteau blanc en toile qui abritait deux longues tables à manger. Des gens y étaient installés et prenaient leur petit déjeuner. En grande majorité c’était des retraités. Ca parlait beaucoup anglais.
Sur la droite du monastère s’allongeait un grand bassin qui avait été aménagé en piscine. De l’autre côté, côté ouest, la présence d’oliviers se faisait plus accentuée et grimpait sur une centaine de mètres de restanques. Il y avait beaucoup, beaucoup d’oliviers. Le long des colonnes, des orangers et des kumquats en fleurs.
On entendait vaguement quelqu’un jouer à la guitare. On aurait dit une secte friquée.
J’ai longé les cabanes et ai aperçu sur une entrée plus grande une sorte de salle à manger / réfectoire, avec un long buffet rempli de salades.
La structure était trop sophistiquée pour être celle d’une secte. Une des cases de cette aile était remplie par une petite boutique de livres sur l’enrichissement intérieur, et des bibelots genre pierres en cristal qui te font bander.
Ca ressemblait plutôt à une maison de relaxation.
La case d’à coté la boutique était une sorte de bureau d’accueil. Je m’y suis annoncé et une fille m’a fait attendre. Je croyais qu’elle aller chercher quelqu’un d’autre, plus vieux, mais en fait c’était avec elle que j’avais rendez-vous. Elle a noté un truc, a raccroché, puis m’a tendu sa main.
– Alice Lesky
– Sacha Barbier.
– Ca allait, le trajet ?
– Oui oui.
La fille était assez élégante pour quelqu’un qui vivait aussi loin.
Elle était pâle et avait un visage fin, des yeux froids, des cheveux courts et disposés en pétard de manière bien trop suspecte. Elle était parisienne. On s’est assis à l’extérieur sur un muret en pierre, en regardant les vieilles manger. D’ores et déjà c’était un entretien d’embauche original.
– Vous avez répondu à quelle annonce ? m’a-t-elle demandé.
– A vrai dire, je n’en ai aucune idée. Je me suis inscrit sur un agent de recherche qui poste ma candidature aléatoirement sur tous les sites d’emplois francophones.
– J’ai posté l’offre d’emploi de la même manière.
– Notre rencontre est donc le fruit d’une pure opération informatique.
– J’imagine que l’on peut donc zapper toute question sur vos compétences, si l’ordinateur a choisi.
J’étais content de parler à un jeune, et une fille de surcroît. Cela faisait trois bon mois que je n’avais pas parlé à une jeune fille. Je n’avais pas envie d’elle, mais c’était agréable.
– Ici c’est un centre d’accueil pour des séminaires de développement personnel, de relaxation. Il existe depuis douze ans. On y accueille beaucoup de retraités qui souhaitent vivre d’autres choses. C’est un endroit paisible et la nourriture y est 100% Bio. Les américains constituaient la majorité de la clientèle avant le 11 Septembre. Mais je n’ai pas connu cette période.
– Vous n’êtes pas ici depuis longtemps ?
– Non, c’était mon père qui dirigeait l’endroit, à l’ancienne. C’était un idéaliste qui essayait d’aller loin avec chaque personne qu’il rencontrait. Il adorait chercher de nouveaux séminaristes et découvrir de nouveaux trucs.
– Il est parti ?
– Le douze septembre, alors qu’il animait une méditation en groupe, une américaine de soixante-treize ans lui a éclaté le crâne avec une de ces pierres, dit-elle en pointant une ruine de restanque qui venait mourir contre une colonne.
– Il est décédé sur le coup, reprit-elle.
– Oh là là.
– J’ai un DEUG de sciences éco et j’essayais de devenir photographe à Paris, et puis je suis descendue m’occuper du Centre. J’étais en froid avec mon père.
– Vous n’êtes pas obligée de me dire tout ça.
– Je suis juste trop contente de voir un jeune. Je veux moderniser ce centre. Je pense que cela pourrait devenir un endroit un peu plus classe.
Elle s’alluma une Marlboro light.
– Je n’ai pas vu un jeune depuis 100 ans, j’ai l’impression, dit-elle en riant.
– Je ne comprends pas pourquoi vous cherchez un webmaster.
– Webmaster mais aussi un peu polyvalent. Je veux donner une approche marketing à la gestion du centre, créer un site Internet bien sur, mais aussi diversifier les supports.
– Combien c’est payé ?
– 8500 francs net.
Je m’esclaffai bruyamment et me dit qu’après tout j’avais fait une belle promenade au trou du cul du monde. Cette fille me proposait deux fois moins de ce que je ne touchais pas de Walter. C’était scandaleux.
– Vous serez nourri et logé dans une chambre ici. La vie y est calme. Il y aura des jeunes, dans l’avenir. Cela pourrait devenir un endroit de fête.
Je m’esclaffai encore. Une vieille assise plus loin toussa.
– Je vous demande d’accepter. Je te trouve sympa. Je te paierai plus , plus tard, si tu veux. La nourriture est bonne. On a la parabole.
Je m’esclaffai.
En réalité je crevais d’envie de dire oui depuis déjà de longues minutes, depuis le moment ou elle m’avait dit que si l’ordinateur m’avait choisi, il n’y avait pas de questions à me poser sur mes compétences.
C’était la plus gentille chose que l’on m’avait jamais dite. Les filles disent toujours des phrases tordues et Alice venait de me dire un truc juste en trente secondes.
En quatre minutes et trente secondes je m’étais fait un semblant d’amie.
-8-
Mon premier soir au Centre, je l’ai passé dans le foyer télé en compagnie de deux sexagénaires. Je n’ai pas pu me résoudre à savourer immédiatement la nuit chaude qui tombait sur les collines. Les gens se servaient au buffet bio diverses salades sur des assiettes en carton et parlaient très sérieusement d’épanouissement etc. dehors, sous les colonnes.
La seule personne que je connaissais était Alice, et elle n’était pas là depuis 17 heures.
Elle m’avait un peu aidé à emménager, plus pour jeter un coup d’oeil sur mes affaires que pour aider au sens musculaire du terme. Elle notait les différences fondamentales entre mon univers et le sien.
– Tu n’as pas de livres.
– Non. Je n’aime pas spécialement lire.
– Tu ne lisais pas quand tu étais ado ?
– Non, quasiment pas. J’ai vaguement essayé et c’est assez décourageant. D’un livre à l’autre on a un avis et son contraire. A la fac, j’ai passé mon temps à voir les gens s’engueuler à coups de polycopiés. Les polycopiés c’est bien.
Puis elle a parcouru la centaine de cds mp3 et Divx que je possédais, elle n’y connaissait rien et j’ai du tout répliquer depuis le début.
Lui expliquer que depuis quelque temps la musique ne s’achetait plus. Que muni d’un PC de base et d’une connexion haut-débit, la musique ne s’achetait plus. On la téléchargeait, morceau par morceau.
Lui expliquer que le concept d’albums n’existait plus. Que l’oeuvre d’un artiste se reconstituait par la disponibilité de ses morceaux sur le Réseau.
Je lui ai dit que la Nature était telle que le Réseau, à sa manière, avait instauré une nouvelle justice sociale.
Que les morceaux les plus disponibles sur le Réseau étaient ceux des artistes que les radios et maisons de disque avaient décidé de vendre le plus.
Dans ce grand édifice à chutes d’eaux et parois coupantes qu’était le Réseau, les plus dévalisés étaient donc les plus riches.
Ensuite, dans l’ordre, car dans toute Nature il y a un Ordre, et tout Réseau est oeuvre de Nature, les morceaux les plus disponibles étaient en second lieu les morceaux les plus rares.
Un morceau d’un artiste inconnu me plait, je lance une recherche et double clique méthodiquement sur chacun des résultats, comme on pouille un singe en feu, pour démarrer les téléchargements.
En une heure, et dans un an deux minutes, et dans deux ans un battement de cil, vous avez téléchargé la totalité de la discographie de l’artiste, et celle-ci prend forme d’un bloc de chansons non chronologiquement classées. La notion d’album n’existe plus, c’est un entremêlement massif de ses différents styles et dont il témoignera lorsqu’il sera devant Dieu le moment venu.
A partir de ce moment, des générations et des générations de jeunes n’auront eu une approche de la musique contemporaine qu’en escaladant ces blocs massifs.
Ils en sauront cent fois plus et cent fois moins, s’ils feront de la musique un jour , ils ne joueront que des morceaux dans lesquels tout devra se concentrer sur trois à dix minutes, ils ne concevront rien autrement.Les majors et les radios mourront, exsangues. La valeur musicale sera renversée. Les D.J seront les seuls survivants. Car la performance ne sera plus de posséder tel ou tel morceau, puisque la notion de possession n’existera plus, mais de savoir lesquels passer. Ils vendront juste des listes de numéros, qui correspondront aux coordonnées sur le réseau des morceaux qu’ils auront jugé dignes d’intérêt.
– C’est de la science-fiction.
– Je continue : dans l’avenir, seul le choix, la prescription, seront monnayables. Les Maisons de disque iront mieux. Auront compris le système, et signeront des artistes de manière anonyme. Elles ne disposeront plus de catalogues d’artistes classés de manière nominative, mais d’une base de données dont les morceaux changeront de numéros de série quotidiennement pour ne pas être repérés ni identifiés. Les auditeurs ne paieront plus un groupe, mais une signature musicale qui, à la demande, jouera ses morceaux anonymes.
Pour faire une comparaison, des milliers de gens se rendent dans les clubs parisiens non pour écouter une liste de morceaux déterminés, mais parce qu’ils font confiance aux prescriptions qu’est la boite ou le D.J. La notion de morceau aura éclaté. Les artistes seront moins millionnaires, moins célèbres, mais plus nombreux à vivre de leur musique.
Alice était incrédule, moqueuse, et sidérée.
Elle partit à 17 heures faire un truc.
Moi je regardais la TV avec deux sexagénaires qui venaient du Gard.
Sur France 2 ça parlait du G8 qui se préparait à Nice. Tout le monde y attendait quelque chose d’important, et tout le monde prévoyait un massacre général et réciproque.
Chirac avait invité des chefs d’Etat Africains et il avait la pression. Des casseurs issus de groupuscules altermondialistes hypra violents, les blacks blocks, promettaient de la casse.
Tout le monde attendait ce coup-ci une belle décision des huit pays les plus riches, un truc généreux et/ou gentil, un geste.
Le commentateur dit que cela pourrait être l’adoption d’une résolution inspirée de la taxe Tobin, consistant à taxer les flux boursiers, ou alors un truc concernant l’irrigation des pays ayant le plus soif.
Puis les reportages se succédèrent. Fin du journal.Météo. Puis ma voisine de droite se leva péniblement et dit d »une voix tout à fait éveillée :
– Ce serait bien qu’on invente une machine qui puisse faire parler les chiens.
-9-
Le matin au cours duquel Alice me fit visiter le Centre et ses salles pour la première fois, j’étais en pleine crise Eddy Mitchell. La crise Eddy Mitchell est une courte période, récurrente, survenant trois à quatre fois par an dans ma vie, et me plongeant dans un état dépressif profond.
La crise Eddy Mitchell, ce sont mes règles à moi. Des règles capillaires. Cela commence un matin, au lever, face au miroir. Mes cheveux bruns en poussant ne bouclent pas. Ils ne tombent pas non plus. L’une ou l’autre de ces alternatives aurait pu mettre en valeur mon visage, me donner un style. Non, mes cheveux gonflent. Ils se dressent et se bombent comme des petits connards attardés.
Un brushing qui aurait été réalisé par un psychopathe. Un truc indescriptible. Bien évidemment incoiffable. L’Eddy Mitchell arrive du jour au lendemain. Dans ces cas-là, plus rien à faire : couper. Mais au Centre, pas de coiffeurs.
A chaque vitre que l’on dépassait en traversant les couloirs du Centre, je la voyais gonfler encore plus, gober l’air, m’humiliant. J’étais ivre de désespoir.
Cette histoire de cheveux et de règles me fait penser à une copine de la fac qui m’avait expliqué un jour que lorsqu’elle avait ses règles, ses cheveux n’étaient plus bons à rien. Dégueulasses, rebelles, filandreux. C’était une très jolie fille que je n’avais jamais réussi à conquérir. Elle était occupée par des histoires d’amours à distance avec des garçons ennuyeux au possible, qui s’accrochaient dur à elle et traversaient la France en train tous les week-ends pour venir la rejoindre. Les pauvres gars avaient constamment l’air ébahi et fatigué. Certains ne tenaient pas un tel rythme bien longtemps.
Bref, depuis qu’elle m’avait confié ce petit secret, j’avais appris à repérer, à la manière dont elle avait décidé de se coiffer (ou capitulé), ses périodes menstruelles. Je lui faisais un clin d’œil ou des allusions quand je devinais. Tout cela m’excitait beaucoup. L’intimité de cette information me chauffait à blanc, j’étais son chef de gare, j’étais en harmonie avec les rythmes de son corps, de ses cuisses, de ses seins.
Bref je faisais des clins d’œil et des allusions. Peut-être peu trop. L’avenir ne nous le dira pas.
Alice, à la coiffure impeccable, me fit visiter les salles, dont quelques-unes étaient occupées par des groupes et séminaires. Elle m’expliquait à voix basse, sans déranger les gens, ce qu’il faudrait faire.
Les stagiaires et leurs responsables ne semblaient pas se préoccuper de sa présence. Elle avait son pass dans toutes les confessions, tous les courants de pensées, tous les systèmes de relaxation.
En regardant les tendons de son cou se replacer au fur et à mesure de son discours, je me mettais à imaginer un corps qui aurait suivi avec servitude et application toutes les disciplines corporelles jamais conçues par l’homme. Tous les sports de combats, toutes les danses, toutes les techniques de méditation, un corps ouvert, autonome, dur et souple, plus malin que de nature. A qui ressemblerait-il ?
Le type parlait d’aromathérapie, d’huiles essentielles, et deux douzaines de petits vieux l’écoutaient comme si leur vie en dépendait. Ca devait peut-être être le cas d’ailleurs. Je n’ai pas d’avis sur les huiles essentielles.
Alice connaissait bien mon boulot, elle avait peut-être même une longueur d’avance sur moi. Elle venait de me filer pour la semaine un appareil photo numérique à l’aide duquel j’allais amasser un pool de photos qui servirait de manière identique à la brochure papier et au site internet. Ces deux derniers devaient contenir exactement les mêmes textes, au mot prêt. Ils devaient être deux lointains cousins, servant à des endroits différents pour la même cause.
Le site Internet devait contenir également une page mise à jour de manière hebdomadaire sur les séminaires en cours et à venir. J’étais à la fois le constructeur, designer, et rédacteur du site.
Je me mis à penser que pour une telle multitâche, Webtech aurait pu deviser une somme de un million de dollars par jours, sur le marché Vençois.
L’autre salle abritait également un truc sur les plantes, etc., mais plus dégueulasse puisque cela concernait vaguement les bouffées de chaleurs féminines à la ménopause. Le type parlait de phytoestrogènes de soja avec une insistance étrange, comme si le chef nazi des oestrogènes lui braquait un flingue sur les couilles par-dessous le pupitre. Une goutte de sueur perlait sur le front de l’animateur.
Alice me dit également qu’il faudrait prendre en photo et détourer les intervenants de chacun des gros séminaires, et en faire leur publicité sur leurs mois de présence.
A la sortie des salles elle me dit d’ailleurs :
– Tiens, profite-en pour me prendre en photo devant l’olivier, je me trouve pas trop mal aujourd’hui. Comme ça cela sera fait.
J’étais fébrile. Je la cadrai avec application et pris quatre ou cinq snapshots.
Toutes les séries pornos de filles en solo sur Internet commencent toujours par des photos de ce genre, ou la fille sourit maigrement engoncée dans ses vêtements.
C’est une manière de dire : n’oublie pas que tu échappes à ça, n’oublie pas qu’à partir de la 6e photo je vais me désaper et célébrer mon corps nu devant l’objectif.
Mais dans la plupart de ces galeries on sent les filles plus mal à l’aise d’être habillées sur les premières photos que d’être à poil avec un truc entre les cuisses sur les dernières. Aussi gênées que des chats en laisse. Pour ainsi dire, l’habit est leur costume civil, pas leur costume de travail.
Je venais de faire la cinquième photo et étais sur le point d’entamer la suite, mais Alice avait l’air de ces patronnes qui ne se déshabillent pas devant leur graphiste dès la première semaine.
**
Se connecter sur Internet depuis l’ordinateur de ma cellule – j’aime dire le mot cellule comme pour les moines – était un moment toujours magique.
Ils n’avaient toujours pas installé l’ADSL. J’avais affaire à un vieux modem US ROBOTICS 56k. L’arrivée de l’ADSL nous a privé du long chant d’apocalypse que peut faire le modem en se connectant.
Sonnerie, décrochage, recherche de la porteuse, puis cette sirène urbaine, hurlement suraigu, qui dure juste le temps qu’il faut, portant en lui le torrent d’images, de sons, de voix, de textes que draine l’humanité toute entière.
Le son s’échappait de ma fenêtre et partait dans la nuit enlacer les arbres et griffer de sa toute puissance numérique l’infinie douceur du monde végétal.
Durant les premiers mois de ma résidence au Centre, Internet était resté ma seule distraction.
– 10-
L’existence même de la mode, des modes, prouve à quel point nous ne sommes pas fiables, à quel point nous avons besoin de nous contredire, de contredire nos aînés, de tout faire pour montrer que finalement rien n’est transmissible de manière immuable.
Je pensais à ça en peaufinant à petits coups de souris les dernières touches du site Internet du Centre. En me demandant si cette charte graphique vieillirait vite, en me demandant quelle serait le sort de ce site dans dix, quinze ans, quelles améliorations connaitrait-il, que trouverait-on dépassé.
Internet n’était carrément plus nouveau, et les cimetières de sites n’existaient pas vraiment, les sites morts se mêlaient parmi les vivants, leurs ossements s’accrochaient encore à la toile et les moteurs de recherche les ratissaient encore pour un peu que leur serveur fonctionne. Les propriétaires des sites n’avait juste plus le temps.
Ces sites morts étaient désormais majoritaires sur Internet. Les hébergeurs s’arrachaient les cheveux. Surtout les hébergeurs gratuits, chez qui vous pouviez ouvrir un compte en 1 minute sans jamais avoir à fournir d’explications.
Il y a plein de sites qui sont encore là, faits par des personnes décédées, où qui sont passées à autre chose.
Tout le monde a trouvé le site joli, Alice la première. Chacun y est allé de son petit conseil merdique qu’il faut faire semblant d’écouter, mais globalement la satisfaction était là.
Alice semblait a priori en avoir sous la pédale d’un point de vue financier, ce n’est que plus tard que j’ai réalisé qu’elle était fauchée et surtout irresponsable, car elle raqua une petite fortune pour notre référencement auprès des plus grands moteurs de recherche et portails professionnels de notre secteur..
Maintenant, quand vous tapiez dans google le nom du Centre, ou n’importe quel titre de séminaire à la mords-moi-le-nœud, nous apparaissions selon les requêtes entre la 1e et la 5e page.
Quelques réservations affluèrent par le biais du mail dès le 1er jour de référencement.
Toutes sortes de cyber mamies ou cyber papys, pour se rencarder sur nos prochains séminaires.
Prêts à payer 750€ par personne pour s’entendre dire que la prêle décongestionne les cuisses ou que les ovnis atteignent une vitesse de pointe fulgurante dans la région.
La boite aux lettres du Centre était remplie de requêtes de toutes sortes. Je transférais à Alice ou à Christine selon.
Certains internautes semblaient maîtriser leur logiciel de messagerie, poussant même parfois le zèle jusqu’à mettre en arrière plan de message une photo de dauphin ou autre.
« Madame, le fait que vous ayez mis le dauphin, cet animal fort sympathique et astucieux, en fond de message, prouve à quel point vous êtes une femme amoureuse de la nature et des belles choses. A ce titre, sachez que le prochain séminaire vous sera offert ».
En quelques semaines de Centre ma condition physique s’était considérablement améliorée. J’avais pris des couleurs, et la bidoche des mois passés chez Webtech à boire des blancs et bouffer des pizzas se faisait plus discrète. Quelque fois, le week-end nous partions faire des randonnées avec Alice et des copains à elle. Des copains d’avant, avec qui elle avait fait les 400 coups étant gamine, lorsqu’elle venait passer l’été chez son père.
Les types avaient des professions assez imprécises, dans les offices des forêts ou l’aménagement du territoire, bref le genre de truc qui vous rémunère en échange de quoi vous restez dans la forêt à engueuler les touristes et à mater des castors s’enfiler tout en prenant des notes pour le ministère de l’environnement.
Les types avaient l’air musclé et complètement affamés, je veux dire sexuellement.
Lors de certaines randos Alice était la seule nana parmi 5 mecs, et mon esprit tournait à toute berzingue lorsque nous marchions dans les sentiers. Et je pense que les 4 autres gars ne demandaient pas leur reste non plus – si nos pensées respectives avaient eu un moyen de rentrer en contact, cela aurait pu tourner facilement au fait divers.
Elle était bronzée et transpirait très facilement à cause du cagnard. Sa sueur s’agglomérait en microgouttelettes sur le duvet de sa nuque, et des auréoles discrètes apparaissaient aux meilleurs endroits de sa personne.
J’étais focalisé sur ses fesses, alors que les mecs autour d’elle faisaient encore un peu semblant de s’intéresser à la rando et au paysage.
Je n’écoutais rien, tout cela m’ennuyait parfaitement, pour moi marcher pour dire de marcher, sans aller faire un truc précis à un endroit précis, c’est de la vie gâchée, de la pure perte de temps de vie.
La contemplation du paysage et le bon air leur plaisent, mais je ne le crois pas tout à fait. C’était effectivement très agréable d’être au sommet de tout, de voir le Centre en tout petit sous les cascades et tout, mais rien de quoi marcher quatre à six heures aller et retour.
Même une petite mission, une toute petite mission, m’aurait rendu ces randos plus agréables, comme chercher le crâne d’un disparu ou repérer une biche argentée, mais non, les gars ne donnaient pas une once d’intérêt à la chose.
Il fallait marcher, marcher, nommer le sentier sur lequel nous marchions, nommer celui vers lequel nous nous rendions, nommer la montagne d’en face, nommer le ciel, les oiseaux, les arbres, marcher et nommer, comme si une interro générale allait tomber d’un instant à l’autre, marcher et donner un nom aux choses, et s’assurer que tout le monde avait bien compris que vous saviez le nom des choses.
Alice disait adorer les randos, mais je ne la croyais plus, à chaque fois l’on aurait dit qu’elle attendait que cela se passe.
Quelquefois nous montions des trucs d’enfer, interminables, sous un soleil de plomb, les chaussures dérapaient constamment sur des pierres rondes, et je paniquais systématiquement à l’idée que, s’il fallait, tout le monde était en train de se forcer pour faire plaisir aux autres.
– Oh Mon Dieu ! Faites que quelqu’un en profite et aime ça !
Bref, malgré tout, avec ces conneries, j’avais minci et bronzé.
-11-
Au début du mois de Mai, le Centre comptait trois groupes en ses murs, ce qui était une excellente moyenne.
97 visiteurs, hommes ou femmes, nourris et logés, ébahis par le beau temps, avec toujours cette soif d’apprendre et d’échanger.
Ce mois-là, les thèmes étaient plutôt guillerets en comparaison d’Avril durant lequel le séminaire « la mort d’un proche » avait bien plombé l’ambiance.
Non, en Mai, c’était léger. Sur le site Internet que je venais de mettre à jour, le texte disait :
Roy Davies, kinésiologue acupuncteur, a eu il y a vingt ans un accident de moto à la suite duquel tous les spécialistes l’annonçaient paralysée à vie. Il s’est remis à marcher. Sa méthode, alliant le réveil de muscles inconnus et l’acupuncture, vous permettra de combattre le stress du quotidien, mais également de développer un meilleur maintien et de l’aisance dans la vie de tous les jours. Roy Davies habite à Londres et a publié 17 romans vendus à des millions d’exemplaires dans le monde entier.
La petite boutique du centre vendait systématiquement les livres des intervenants en présence. C’était un endroit fascinant. A bien regarder les rayonnages parcourus avec avidité par les séminaristes dès 10 heures du matin, le marché de l’édition ésotérique semblait vaste et protéiforme.
C’était la première fois que je voyais ce genre de livres ailleurs que dans une brocante – si cette industrie est si prospère, où ces livres peuvent-ils bien être vendus avant de devenir des livres d’occasions ?
OVNIS, massages, rebouteux, histoires extraordinaires, îles de Pâques, la Vérité sur tout et n’importe quoi, les Omega 3, l’Ayurveda, Dieu, Hitler, les Francs-maçons, la Rose Croix, les incas, Bourvil, les templiers, Bouddha, le shiatsu et j’en passe.
6 des 17 romans de Roy Davies étaient en vente, ce qui était bien c’était que les séminaristes pouvaient être surs de se voir signer les ouvrages pendant le stage. C’était sympa.
Le premier des 17 ouvrages de Roy Davies parlait, bien entendu, du concept en général, de son accident, sa rémission et tout. Je l’ai feuilleté une fois dans la boutique, en allant chercher les pages du milieu où il y a toujours des photos marrantes – c’est ce que je préfère dans les biographies en général, pas besoin de les lire, d’ailleurs.
On voit par le biais des photos le parcours – Roy Davies avant l’accident, son ancienne vie donc, où il a l’air poupon et un peu méchant, puis une photo où on le voit éclaté sur l’asphalte, du moins sa moto avec une caravane renversée dans un fossé, puis Roy Davies dans un lit d’hôpital, le tout accompagné de légendes courtes en italiques. Par exemple, sur le lit d’hôpital « Les quatre mois d’enfer à l’hôpital Nightingale… ».
Son accident avait eu lieu en Août 1982, Davies était un anglais parmi tant d’autres sur les routes de l’Esterel, sauf qu’il ne savait pas qu’on ne roule pas si facilement à droite, lorsque l’on est Anglais à moto dans cette région.
Août 1982 : le mois exact durant lequel Commodore sortait le Commodore 64, le premier ordinateur domestique de l’histoire à posséder une ram de 64 kilo octets.
En Janvier 1984, Apple présente le système Macintosh 1.0, et Roy Davies à des milliers de kilomètres de là présente sa technique d’acupunctokinesiomassage, plus connu sous le nom de méthode Davies.
Depuis cette date, des milliers de paralysés de par le monde s’échinent à se faire tordre et piquer la peau de toute part sans que des résultats particulièrement convaincants soit explicités par la biographie.
Mais la méthode est esthétique : sur une des photos qui fait double page, on voit Davies au milieu d’une salle et entouré de gens allongés au sol dans des positions complètement obscènes, et transpercés d’aiguilles des pieds à la tête. On aurait dit une bande de gros papillons exotiques punaisés à une planche.
Le séminaire qui se déroulait au Centre n’était heureusement pas destiné aux paralysés, mais à une application plus large de la méthode Davies : détente, aisance à l’oral, confiance en soi, capacité de négocier.
Je ne doute pas qu’après deux heures de contorsions et d’aiguilles dans les testicules on puisse arriver à relativiser une altercation avec sa collègue de bureau.
Bref, le premier groupe, c’était Davies et sa bande.
Le deuxième groupe était gentil comme du bon pain, il était arrivé tout fait, c’était un groupe de pensée druidique venu tout droit de Suisse, un druide et ses ouailles. Ils célébraient tout un tas de cultes paganiques, basés sur la nature, la communion des poètes, des farfadets, et autres trucs celtiques.
Le séminaire parlait de la communion terre-ciel tout ça.
Ils avaient le même vocabulaire que des fans de jeu de rôle, le gros cul et la mine hagarde en moins.
Le Druide était un mélange de Gandalf et jean Rochefort, avec de bonnes joues qu’on avait envie d’embrasser constamment, mais je me retenais de peur de passer pour un je ne sais quoi.
Ils avaient demandé l’autorisation de camper au lieu d’utiliser les dortoirs. C’était une recette assez courante, beaucoup de séminaires étant profondément liés avec la Nature.
Le soir je me mettais à la fenêtre de ma cellule et les voyais assis autour d’un grand feu de camp, comme des hippies. Ils chantaient des sortes de slow celtes, mais personne ne dansait. Puis le druide parlait entre deux slows, un soir j’étais descendu l’écouter, mais c’était chiant à mourir, ça énumérait toutes sortes de personnages légendaires au nom imprononçable. Je préférais les voir de ma fenêtre.
Le troisième groupe était animé par un psychothérapeute français ayant complètement changé de vision après un voyage en Inde, etc., etc.…
Le séminaire s’intitulait « Apprendre à regarder autour de soi ». Cela n’avait rien à voir avec la conduite automobile. Cela concernait plutôt les relations que nous entretenons avec notre monde environnant.
« Jamais nous n’avons été si nombreux sur cette planète, et pourtant jamais nous n’avons été si seuls. Les medias et réseaux de communication émaillent le monde et jamais nous n’avons si peu communiqué. Les religions nous incitent à aimer notre prochain. Mais l’aimons-nous vraiment ? Les mille défauts que nous attribuons à l’autre au quotidien ne sont-ils finalement pas nos propres défauts que nous voulons que l’autre possède ? »
Bref à en croire ce type, si votre mari vous battait, vous n’aviez qu’à vous en prendre à vous-même en vous remettant en question, et en vous demandant de manière posée si , finalement, le gratin dauphinois qui vous avait valu une beigne, n’était pas vraiment trop cuit. Ou si, au fond, ce rouge à lèvres que vous aviez mis n’était pas vraiment celui d’une putain, et que votre mari avait finalement raison de vous en filer une de temps à autre. C’est une optique.
Le plus drôle, c’est que sur la durée du séminaire, lors des repas et parfois même le soir, les gens des trois groupes cohabitaient de manière très cordiale, et c’était comme ça tous les mois, même avec d’autres groupes.
Paradoxal puisque chacun passait sa journée à se confronter dans sa propre vérité, et ne devait ainsi ne concevoir l’autre que comme un danger potentiel d’être écarté de sa droite ligne, chose relativement embêtante lorsque l’on dépense 350€ pour un séminaire censé vous indiquer cette droite ligne.
Devant le bâtiment du Centre en U s’étendait un gigantesque pré, qui éloignait le lieu de vie du parking et de l’entrée du domaine. Aux pauses repas, le midi, beaucoup de stagiaires s’y allongeaient, se mêlant les uns aux autres, cela me rappelait la fac de Lettre à Nice.
Certains profitaient de la pause pour appeler leurs familles et les rassurer un peu. Non, l’endroit était tout à fait normal, pas de gourous ou de choses comme ça, le stage est très enrichissant, et ça va déjà mieux.
Les professeurs mangeaient en retrait, parfois entre eux, lorsque les disciplines qu’ils enseignaient avaient des connexions.
Ils avaient à mon sens un faux air apaisé, et esquissaient des sourires assez caractériels à la moindre interrogation de leur interlocuteur. Je ne regretterai pas ces gens-là. Le plupart d’entre eux expliquaient dans leurs cours comment conquérir son public, être plus sur de soi, négocier des salaires, réussir des entretiens d’embauche, et pourtant ils étaient peu aimables, coiffés comme des peignes, assez timides en tête à tête, et emballaient le pain du réfectoire dans une feuille d’aluminium pour le mettre dans la poche de leurs pantalons de velours côtelé. Ils avaient les ongles sales et jaunis par le tabac, ce qui ne les empêchait pas de parler de pureté des aliments à longueur de journée.
Dans le portrait sur Internet de l’un deux, j’ai du ajouter à sa demande une parole de RamaKrishna :
« Il est bien vrai que Dieu réside dans le tigre, mais nous ne devons pas pour cela nous jeter au cou de l’animal et le serrer sur notre cœur ! ».
C’est bien la raison pour laquelle je n’ai jamais parlé à ces gens.
-12-
Alice m’avait promis qu’il y avait cette fois-ci une mission à la randonnée : se rendre à une cascade cachée pas loin d’ici, deux trois heures de marche maxi, et se plonger dans ses eaux glacées d’Avril.
Inutile de dire que j’étais au taquet, et au garde à vous dès sept heures du matin lorsqu’elle est venue taper à la porte de ma cellule de moine.
La deuxième bonne nouvelle donnant une dimension extraordinaire à l’office, était que nous allions faire ce périple seuls, au moins jusqu’à midi, heure à laquelle nous rejoindrait la bande indéterminée des copains d’enfance. Dont je ne connaissais pas exactement le nombre précis, la bande étant pour moi une hydre de beaufs d’un ennui à en avoir physiquement mal au cœur.
L’un d’entre eux avait fait un petit site présentant par le biais de quelques galeries les photos de ses meilleures randos.
Une fois passées les niaiseries et blagues habituelles du sommaire, peuplée d’images animées de castors, on pouvait y trouver son compte, notamment sur les photos de certaines équipes dont j’avoue avoir téléchargé quelques versions larges. Sur l’une d’entre elles on y voyait une Alice d’il y a deux trois ans, en débardeur dans soutien-gorge, découvrant l’immensité du paysage observable depuis le plateau des Courmettes.
Pour aller de galerie en galerie il fallait cliquer sur un castor, sac au dos, marchant sur place et saluant de sa main d’un air jovial.
On aurait juré, en fixant longuement le castor, qu’il faisait le salut nazi en marchant de pair avec la Waffen SS.
Cela donnait d’un coup une dimension complètement tragique au dispositif.
Voilà donc à quoi je pouvais passer certaines de mes soirées, à observer des castors nazis, en caleçon, dans cette triste chambre en pierre à 800m du niveau de la mer.
Une vague odeur de bacon ou de poulet grillé nous a accompagnés dès le début de la randonnée. Cela ne venait pas de moi, j’espérais fortement que cela ne vienne pas d’Alice, mais plutôt des sandwiches qu’elle avait préparés pour midi. N’ayant pas de kitchenette dans ma chambre, je devais m’en remettre à ses mains expertes pour le casse-croûte.
– Tu faisais quoi exactement, à Paris ?
Pour des facilités de lecture, je ne mentionnerai pas ici, tout au long de ma conversation avec Alice, mon souffle court du à la marche, les trébuchements sur racines, glissades sur galets, les branches qui giflaient le visage et les épaules, la toux et le début d’asthme et les silences de réflexion.
Mais dites-vous bien qu’il y en eut beaucoup.
– Je voulais être photographe. L’erreur a été, peut-être contrairement à d’autres, que mes parents m’ont toujours encouragé à croire en ce que je faisais. Ils m’ont toujours dit que mes photos étaient belles. Je faisais beaucoup de noir et blanc, j’aimais prendre en photo les visages burinés, les vraies gueules, les enfants. J’aimais bien les paysages urbains aussi, les cimetières, je développais tout moi-même.
Alors j’ai cru aussi que j’avais du talent et je suis monté à Paris.
J’ai d’abord emménagé chez mon ami d’enfance, qui s’est avéré en fait amoureux de moi depuis des années, il me l’a dit, j’ai donc du trouver un autre appart. J’ai dégoté finalement un super truc en coloc rue de Charronne, mes parents envoyaient le loyer tous les mois. J’ai été serveuse au KFC à mi-temps et le reste de mon temps j’essayais de prospecter les grandes agences photo de la place de Paris, mon portfolio sous le bras.
Les agences refusaient poliment une à une, sans trop expliquer pourquoi, les types étaient pressés et impatients. Un jour je suis tombé sur un gars plus franc que les autres, et je lui ai demandé ce qui n’allait pas avec mon travail. Il a répondu « ma pauvre petite », s’est levé, a ouvert un placard remplis de portfolios comme le mien.
Il en a pris trois quatre au hasard et les a posés sur le bureau devant moi. Je les ai parcourus. Et dans ces portfolios, il y avait beaucoup de photos, en noir et blanc, de visages burinés, d’enfants, et de cimetières. Beaucoup d’entre elles étaient meilleures que les miennes, et pourtant elles provenaient de portfolios recalés par l’agence.
Le type de l’agence m’a dit « ma pauvre petite, le malheur, c’est que des centaines de jeunes photographes pensent pouvoir percer en faisant des photos noir et blanc de paysans corses et de murs en pierre, car ces photos sont belles. Mais bien sur qu’elles sont belles, c’est toujours beau un visage de vieillard en noir et blanc. Allez prendre une photo de caddie ou de banane en couleur, et on en reparlera ».
– Ah.
– Alors je suis rentrée à mon appart rue de Charonne, après avoir acheté trois bananes et de la peloche couleur, et je me suis évertuée pendant une semaine à faire une photo de banane en couleur qui soit potable. J’ai arrêté la photographie dix jours après. J’avais bien tenté une autre agence, mais dans la salle où j’attendais, un gars qui attendait aussi m’avait montré son portfolio, dont la plupart des photographies qu’il contenait étaient des portraits noir et blanc d’enfants jouant au foot et de vieillards.
– Ah ouais.
– Après ça, j’étais très déprimée, j’avais passé deux mois à Paris pour rien, mes parents avaient payé pour rien, mais en même temps je ne me sentais pas coupable car c’était eux qui m’avaient encouragé à faire de la photo.
Toujours cette odeur de bacon, qui commençait à m’ouvrir l’appétit.
– Deux semaines après, j’ai trouvé un travail dans une agence de casting à Issy les Moulineaux.
– Pour le cinéma ?
– Non, nous n’avons jamais casté personne pour quoi que ce soit. On vendait de la poudre aux yeux. C’était une usine à rêves. Le principe était le suivant : l’agence était constituée d’une administrative, d’une sorte d’attachée de presse, et d’un ancien photographe érotique des années 80 qui avait également quelques notions en création de pages web.
– Je vois bien le genre – à l’agence où je travaillais avant, on donnait des stages d’initiation au web à 5000 balles, c’était rempli d’anciens photographes érotomanes.
– Bref, j’avais été embauchée pour remplacer l’attachée de presse qui venait de se barrer. Ils avaient du se dire que le fait que je n’aie aucune expérience dans le domaine était un mal pour un bien. Mon rôle consistait à disséminer, dans les magazines, surtout la presse quotidienne de province, des annonces du genre « recherchons mannequins, figurants, chanteurs/chanteuses débutants pour la prochaine grande comédie musicale de la rentrée ». Il y avait une dizaine de variantes, qui tapaient dans les apprentis mannequins pour des shootings, des apprentis comédiens pour le prochain Depardieu, etc….
– Putain. Fais gaffe à la racine.
– Ouais. On recevait entre 70 et 200 réponses par semaine, je rappelais les candidats et leur proposais les services de la société. Notre service clé en main proposait la création d’un composite par notre photographe professionnel, ainsi que la publication sur notre site Internet d’une page de présentation du candidat afin que les professionnels qui visitaient le site (Luc Besson, Claude Berri, etc….) puissent accéder à leurs fiches très rapidement.
Le tout pour 1500 francs en tarif de base. Ca pouvait vite monter à 3000 francs si on proposait un C.V « vidéo » aux jeunes acteurs. On leur racontait que cela facilitait vraiment les choses pour les castings cinéma, alors ils prenaient le train pour Paris tout excités, rentraient dans nos locaux, et notre photographe posait une camera DV sur pied et faisait dire tout et n’importe quoi au candidat devant un mur blanc.
Ensuite, on gravait la DV sur DVD, on faisait une jaquette « casting », et nous donnions le DVD tout propre au candidat qui se sentait le roi du monde, et rentrait directement à Montpellier ou Antibes, où il allait se la péter devant les copains pendant 1 mois et demie avant de réaliser qu’ils s’était fait entuber.
– Dur.
– Ca marchait trop bien pour que je puisse avoir de scrupules, et puis d’une certaine manière on rendait ces gens heureux. Je sais que quelque part au fond de moi je me vengeais indirectement de mon fiasco en photographie. J’avais été victime du phénomène de masse et cette fois-ci j’en profitais.
Nous avons ensuite gardé le silence quelques minutes car nous abordions une sacrée côte, au sommet de laquelle nous pourrions avoir un des meilleurs panoramas du parcours.
Mais Alice s’est quand même reprise au milieu de la côte.
– Quelquefois, j’avais vraiment une nausée existentielle. Je crois que je n’ai pas assisté à un seul casting vidéo au cours duquel le candidat n’a pas dit « moi je suis quelqu’un de vrai, d’authentique », ils étaient des milliers à prononcer cette phrase comme des robots.
– J’imagine que ça te change, ici.
– Oui. Je vois maintenant qu’il n’y a pas que les jeunes qui sont conditionnés. Je vois que les vieux le sont aussi, avec leurs Omega 3, shiatsu, vie après la vie et autres. Quelque part, ça rassure.
J’avais quelques mètres d’avance sur Alice lorsque je suis arrivé au promontoire naturel qui permettait d’embrasser du regard toute la vallée.
Une langue gigantesque de fumée noire, prenant naissance de là où nous étions partis, avait fait un parcours paresseux dans le ciel, traînant avec elle l’odeur âcre de la chair grillée.
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Les ambulances d’abord, les flics ensuite. Les stagiaires du Centre en panique, certains vomissaient dans les herbes.
Le temps qu’Alice et moi dévalions le chemin emprunté il y a une heure, cherchant notre souffle dans l’odeur de barbaque qui allait s’épaississant, le feu avait été éteint.
Le feu avait été éteint, révélant le corps du druide et de ses ouailles calcinés, saupoudrés de neige carbonique comme du sucre glace.
Ils s’étaient placés en étoile, je ne sais pas si c’était pour faire joli, parce que c’était vraiment pas joli, sur certains corps on distinguait encore des visages, les lèvres étaient retroussées et réduites à l’état de maigres boucles de chair. Pour la plupart des corps il n’y avait plus de visages, c’était devenu étonnamment sans relief, les bras étaient un peu rigides, les rares zones de peau qui n’avaient pas été réduites en charbon semblaient bouillir, dans une couleur caramel qui me rappelait les sangliers rôtis dans Astérix.
J’avais vraiment la gerbe. Alice était pétrifiée, et ne se rendait même pas compte que les flics avaient terminé de prendre les photos de la scène et allaient s’intéresser à elle.
C’était l’apocalypse, un des pires souvenirs de ma vie, je n’avais jamais vu de morts, et j’en voyais douze, qui plus est immolés.
Le Druide avant de mettre le feu à ses vêtements trempés d’essence et par la même occasion à ceux de ses ouailles, avait eu la gentillesse de laisser une lettre à une vingtaine de mètres du brasier.
J’ai su plus tard qu’il y parlait d’un solstice super important pour eux, que c’était bien ce qui leur arrivait, et que le personnel du Centre n’était pour rien dans leur décision.
Aucun témoin à leur petit cérémonial. Les deux autres groupes étaient dans leurs salles respectives, à faire leurs trucs, et les celtes ont brûlé dans des flammes de trois mètres de haut juste à coté de la salle du séminaire « apprendre à regarder autour de soi ». C’est quand même ironique car il a fallu qu’une cuve de je ne sais pas quoi explose dans la réserve pour qu’ils se rendent compte de quelque chose.
Deux hélicoptères survolaient le Centre. La presse. En d’autres circonstances, des plans aériens auraient été supers pour le Centre. Le vacarme des hélicos, les cris des flics et des pompiers, les beuglements des stagiaires, ce tintamarre n’était rien comparé à l’odeur. J’avais senti le bacon à dix kilomètres de là lorsque nous marchions Alice et moi. Cela vous donne une idée de l’odeur à 5 mètres.
J’eus soudain un dégoût rétrospectif. Tout à l’heure, j’avais été mis en appétit par l’odeur de druide grillé.
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La police avait été finalement assez compréhensive, grâce à la lettre-testament du druide, qui nous disculpait entièrement.
De plus le hasard avait fait que le juge d’instruction en charge de l’enquête avait suivi un séminaire au Centre il y a de cela deux ou trois ans. Il connaissait donc le principe de l’endroit. Les journalistes, c’était une autre histoire. Ils ne connaissaient pas le principe de l’endroit, et faisaient très peu d’efforts pour le connaître.
On aurait dit qu’ils avaient envie de jouer un peu avec nous quelques semaines avant de se résoudre à « comprendre » que nous n’étions que des hébergeurs de culte. Et que si nous avions su que le culte du druide avait pour ambition de s’immoler dans le pré, nous l’en aurions gentiment empêché, en lui expliquant qu’il y avait d’autres endroits pour ça, et bien plus celtes.
Des jours désagréables se sont enfilés, tous les stagiaires et une bonne partie du personnel avaient bien sûr détalé comme des lapins.
Instruction oblige, nous avions été obligés d’annuler les dates prévues au mois prochain, et de renvoyer les chèques des stagiaires qui avaient réservé. Nous n’étions que deux, Alice et moi pour faire ça, et nous ne trouvions le temps de le faire que le soir.
Les flics ont aussi fouillé ma chambre, histoire de dire, au cas où j’aurais eu dans mes étagères un CD des Arsonists, ou l’album « Killing in the name » des Rage sur la pochette duquel un moine tibétain s’immole. Mais rien de tout cela.
D’ailleurs cela faisait bizarre de voir ces flics de la P.J parcourir mes Divx et mes MP3 à la recherche d’indices, ils auraient pu plonger les mains dans un baril de coke pour y chercher une allumette ou un briquet, sans rien dire pour la coke.
Pendant au moins 20 jours le soleil s’est couché avec à l’horizon une haie de journalistes et de cameras plantés là à la recherche d’une fumée blanche. Nous avions obtenu un semblant d’ordre et d’organisation, et ils avaient appris, avec l’aide des flics, à rester aux limites de la propriété.
Je me suis fait interviewer un soir alors que je sortais un container de débris calcinés dont la police avait autorisé l’enlèvement. Ca sentait encore le lard, le Long Bacon de Quick, j’avais tout le temps faim et tout le temps la nausée.
– Que pensez vous du suicide collectif qui s’est déroulé ici ?
– Nous trouvons que c’est génial, et on aimerait que cela arrive plus souvent.
Dans le réfectoire du Centre, le soir, nous nous occupions des chèques et de la paperasse à retourner. A la télé les infos en boucle parlaient encore du G8, mais laissaient une place honorable au suicide de la secte. Sur certaines chaînes la secte portait le nom du Centre, ce qui préoccupait pas mal Alice. A l’heure ou les flics nous avaient quasiment laissés tranquilles, l’image que renvoyaient les medias était catastrophique. Nous pensions maintenant aux retombées d’une telle affaire.
– On n’aurait jamais du aller en rando. Ils ne l’auraient pas fait.
– Ils auraient attendu un autre moment, peut-être la nuit, et on aurait grillé avec eux.
– Tout à l’heure, j’ai versé du Grésil sur les décombres pour enlever cette odeur de cochon grillé. Maintenant ça sent le cochon + le Grésil. Lorsque j’étais collégienne, une prof de chimie s’était cramée les cheveux avec un bec bunsen en se penchant d’un peu trop prés. C’était exactement cette odeur. C’est pas la peau qui dégage cette odeur, ce sont les poils, les cheveux, la barbe, et ce putain de druide avait une barbe de 50 cm.
J’étais vaguement impressionné par l’acte du druide et de ses ouailles. Je ne lui en voulais pas, je n’en avais pas peur, au contraire d’Alice, qui pensait que son âme allait errer ad aeternam dans le Centre.
Je ne croyais pas en tout ça. En fait je ne croyais en rien, et c’est peut-être pour ça que j’avais envié le druide d’être mort pour ses convictions. Pour deux raisons : pour celle d’être mort pour ses convictions, et ensuite pour avoir eu des convictions.
Mes convictions étaient profondément dictées par le milieu dans lequel j’avais grandi, par les medias et la pression sociale. J’avais acheté tous les disques de Bjork lorsque j’étais à la FNAC, parce qu’il le fallait, or à part trois ou quatre morceaux, le reste m’était insupportable.
Mais je savais que lorsque j’emmenais des gars et des filles en caisse à une soirée, je ne prenais pas de risque en mettant Bjork, car c’était dans l’air du temps et les gens aimaient ça. Parfois ça me cassait vraiment les oreilles, mais la joie blanche d’être en accord avec les goûts de mes amis était plus grande que l’inconfort sonore. Je ne suis pas persuadé que mes amis pensaient différemment. C’était un consensus.
Alice pliait les lettres avec des mains expertes. Elle avait du renvoyer un paquet de courrier lorsqu’elle travaillait à l’agence de casting. Ses gestes étaient nuancés et féminins. J’avais arrêté de travailler pour la regarder faire.
– Sacha, me dit-elle, tu sais, ce soir au Centre nous ne sommes plus que deux. Le gardien est parti cet après-midi. Il est très embrouillé par ce qu’ils disent à la télé, cet après-midi il est venu s’excuser et m’annoncer son départ.
– Ah.
– Si tu veux partir, ne reste pas pour moi. Il n’y a aucun client prévu pour le mois prochain. A ce rythme-là je ne pourrai plus payer de salaires.
– Je n’ai nulle part où aller, Alice. J’aime bien ici. Et les clients reviendront.
En guise de réponse, elle regarda l’écran. A cette heure tardive, c’était les pubs pour les messageries de cul par SMS. Une meuf complètement trempée de sueur et un peu groggy léchait une glace que je n’avais jamais vue dans le commerce.
– 15-
Alice n’avait pas tapé à la porte de ma chambre en pleine nuit pour que l’on couche ensemble – ce qui l’avait sérieusement motivée, c’était la peur.
Lorsque j’ai entendu les coups je me suis pétrifié dans mon lit. J’ai demandé qui c’était d’une voix faussement alerte, comme lorsque l’on est au chômage et qu’un coup de fil nous réveille à 10 heures du mat en semaine. On va chercher les quelques calories qui n’ont pas été assimilées pendant la nuit pour sortir un « Allo » dynamique, actif et posé.
– C’est moi. Alice. Je peux rentrer ?
J’ai allumé pour jeter un coup d’œil autour de moi – tout était propre. Elle est rentrée et s’est assise sur le bord du lit.
– Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai demandé.
– Je viens de réaliser qu’on est que tous les deux dans le Centre et qu’il n’y a pas âme qui vive à 9 kilomètres à la ronde, et j’entends plein de bruits.
J’ai réfléchi, la réflexion principale étant de savoir si cela valait le coup de ne pas paniquer pour récupérer au passage quelques points de séduction. Mais en même temps, Alice ne réalisait pas qu’elle s’adressait à un champion du monde de la flippette, – j’ai du cesser de croire aux loups-garous à l’âge de 13 ans. Peut-être qu’Alice dans sa vie n’avait connu que des types super courageux face au danger, le genre qui va remplacer les fusibles dans le noir quand ça saute. Je ne voulais pas non plus aggraver sa panique en lui confiant qu’elle venait de se réfugier auprès du pire défenseur de jeunes femmes possible, j’aurais été capable de la livrer clés en main à un zombie pour qu’il me laisse tranquille en calmant sa faim.
– Je peux dormir avec toi ?
– Bien sûr.
Elle portait un t-shirt XXL sur lequel était marqué « J’m’énerve pas, j’explique ! ». Elle semblait avoir une plus grosse poitrine qu’en journée, peut-être l’absence de soutien-gorge sous le T-shirt, ou la taille gigantesque du T-shirt, ou mes yeux fatigués, ou mon rythme cardiaque emballé par un mélange de frousse et de désir.
Elle s’est glissée sous les draps et s’est pelotonnée contre moi puis, peut-être inquiétée par la proximité de nos souffles, elle s’est retournée pour me faire dos, et s’est mise en chien de fusil.
J’ai posé ma main sur sa hanche, elle n’a pas réagi. J’ai collé mon bassin à ses fesses pour expliciter ma requête ; assez content d’avoir fait volatiliser une bonne heure d’hésitation et de tâtonnements dont j’avais pu être expert par le passé.
Et elle a, d’abord très doucement, imperceptiblement, remué ses fesses contre moi. J’ai suivi.
Sa respiration est devenue plus forte. Ce moment magique où l’on sait que c’est gagné.
Je l’ai entourée de mon bras, et ma main est partie sous son t-shirt à la recherche d’un de ses seins que j’avais si admirablement matés engoncés dans leur débardeur en randonnée, des seins généreux, bien ronds, qu’on sentait être contents de servir à nouveau.
Cette nuit-là elle ne s’est jamais retournée pour me regarder ou m’embrasser. Cela donnait un coté violemment érotique à l’acte, elle me touchait en tendant son bras derrière elle, pour caresser tout ce qui passait à sa portée. Je n’ai baissé sa culotte que d’une dizaine de centimètres pour m’introduire, elle a hoqueté quand elle a réalisé que je n’avais pas mis de capote, mais merde, à quoi bon si un zombie était en train de monter les escaliers du Centre pour nous bouffer tous les deux.
Ca a duré très, très longtemps, on formait un petit foyer brûlant sous les draps, humide et brûlant, l’épicentre d’un truc pas particulièrement affectueux, mais très bon, et qui ne rencontrerait pas d’âme humaine à neuf kilomètres de rayon.
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Et on s’est donc mis à baiser.
Ca a duré une dizaine de jours, durant lesquels on a décidé d’un commun accord de relâcher la pression et le stress du Centre, après tout on était jeunes, et on a baisé, on a baisé, plus besoin d’attendre la nuit et de prétexter des bruits, on baisait matin, midi, et soir, à s’en blanchir le cerveau.
Alice restait toute la journée en nuisette et sortait arroser comme ça les quelques fruits et légumes qui poussaient encore dans le potager. Les journalistes étaient partis.
J’ouvrais des canettes de bière et montait en caleçon à mon bureau regarder vaguement les statistiques du site et les mails d’insultes.
Secte secte allé pourir en enfer
Après ces quelques mois d’abstinence absolue, je m’estimais gâté d’avoir droit à une si jolie fille, si joliment bien foutue, avec de bons seins bronzés, prête à tout et toujours un peu énervée – comme toutes les parisiennes.
On baisait tellement et si souvent qu’il y avait des fois où j’avais envie de la baiser pendant que je la baisais.
L’été commençait à taper, et je me souviendrai toute ma vie de cette période, on était ivres de désoeuvrement et de sexe, on était Adam et Eve, on ne faisait pas la vaisselle, il y avait six cartouches de clopes dans l’armoire et le ciel pouvait nous tomber sur la tête.
Et puis une nuit, alors qu’on baisait, le tonnerre a éclaté, et la pluie s’est mise à tomber de manière torrentielle. On était encore dans cette période où tout changement sensible des facteurs environnants ajoutait du piment à la situation – tiens, c’est la première fois qu’on baise avec la pluie au-dehors.
Et puis d’un coup on a entendu un grand fracas à l’extérieur, un truc à chopper une crise cardiaque, un glissement de terrain, une montagne qui s’écroulait ou un T-rex, c’est tout ce que j’avais en stock pour identifier ce boucan. On s’est redressés dans le lit, les poils hérissés, cette fois on y était, on avait trop cherché la merde. Et puis le silence est revenu. Juste la pluie.
Au bout d’un certain moment elle m’a demandé si je ne voulais pas aller voir. Je lui ai répondu que précisément non, je ne voulais pas, mais que vu que j’étais le seul homme ici j’allais forcément y aller et que ça me faisait bien chier.
J’ai enfilé mon caleçon, ai saisi au pied du lit la seule lampe torche de ce nom qui existait au Centre, une Mag-Lite, la lampe-torche-matraque que les flics californiens utilisent pour taper les noirs, et suis sorti de la chambre.
Mon érection avait complètement disparu, elle parcourait plutôt le chemin inverse. Rien que le fait de descendre les escaliers en pierre me faisait flipper.
Dehors, je sentais les gouttes sur mon corps, la pluie était tiède et déchaînée.
Des torrents d’eau traînaient des alluvions de chaque coté du Centre, au bout de quelques minutes je voyais assez clairement. Je me suis dirigé vers l’Est du bâtiment où le bruit s’était fait entendre.
Un des murs extérieurs que les flammes de l’incendie avaient léché s’était écroulé. C’était ça, le bruit. Ca m’a plutôt rassuré. Je n’avais aucune notion du coût que la reconstruction d’un tel truc allait représenter, et c’était très réconfortant.
Quand je suis revenu à la chambre, Alice était endormie.
– 17-
Le lendemain, le soleil était revenu, et j’ai tenu à faire signifier à Alice que c’était pas gagné.
Ça avait commencé avec le coup de cette nuit, et puis ce matin, alors que nous regardions une tasse de café à la main le bâtiment à demi défiguré, quand elle m’a demandé si je m’y connaissais en construction de bâtiments.
– L’idée est séduisante, après tout, le fait de construire un site web pourrait faire croire à des talents de maçon virtuel, n’est-ce-pas, mais je ne suis même pas capable de soulever une pelle. Et c’est pas pour ça que tu m’as embauché.
– Et me baiser nuit et jour, c’était dans ton contrat de travail, peut-être ?
J’ai bu une gorgée de café pour me donner un air intelligent et réfléchir un peu.
– Tu as raison. C’est pas non plus dans mon contrat. On est parti un peu en vrille. Je vais aller regarder les mails.
– Oui, parce que me trouver des clients par Internet, ça c’est sur ton contrat de travail.
Bien sûr que j’avais honte. Je lui tournais le dos en remontant vers mes bureaux, et elle était là, en nuisette, les pieds dans la boue, devant une partie de son héritage réduite à des gravats, et tenant une tasse Garfield à la main.
A l’époque où tout cela est arrivé, je pense que le Progrès les a fait disparaître depuis, des spams, de faux messages racoleurs, inondaient les boîtes aux lettres électroniques.
Pour un mail normal que vous receviez, il y avait vingt spams. C’était un ravissement au quotidien.
Je ne m’en suis jamais lassé, et chaque spam que je recevais méritait de ma part une lecture attentionnée, par respect pour les auteurs.
Pour constamment créer l’attrait, les spams changeaient très souvent d’accroches, de contenus, et même de formes, de champs lexicaux, de typographie. Pour échapper aux systèmes anti-spams, les mots eux-mêmes étaient déformés (par exemple, VIAGRA état écrit VIIARGA ou VI*GR*), et les résultats de ces trouvailles étaient des œuvres surréalistes et souvent teintées d’humour.
Les spams étaient toujours rédigés en anglais et je pensais souvent aux pauvres gars qui étaient censés les rédiger, c’était pour moi des types inventifs et drôles.
Pendant ma recherche d’emploi, avant que je rentre au Centre, j’avais souvent manifesté l’envie de faire ce job, mais je n’avais pas vraiment su à qui m’adresser. Je voulais lancer l’industrie des spams français, ça n’existait pas, on aurait pu faire une petite fortune avec ça.
A l’époque les gens se plaignaient énormément des spams, mais je vais vous dire, c’était de la pure hypocrisie. Jamais aucun mail privé ou professionnel que j’ai pu lire dans ma vie n’a eu le dixième de la poésie, du dépaysement et du possible-enveloppé d’un spam.
90% des français passaient leur temps à s’envoyer des conneries de mails en chaîne, de photos rigolotes ou de powerpoints débiles dénigrant d’une manière ou d’une autre les patrons, les femmes, les flics, les belges ou les arabes. Et ils faisaient ensuite la fine bouche parce qu’ils recevaient ces petites capsules de rêve embarqué, guillerettes et semées de points d’exclamation.
Ce que je préférais dans les spams, c’était la connivence – l’auteur feignait de vous connaître et vous faisait croire que vous étiez un salaud de l’avoir oublié.
« Hey, salut toi ! C’est Mitch ! Cela fait longtemps que je n’ai pas eu de tes nouvelles. Je viens de tester un nouveau produit qui m’a fait grossir la bite de 20 centimètres. Incroyable.»
La vie ne serait elle pas magnifique si nous n’avions que des copains comme Mitch, ne s’embarrassant pas de dialogues futiles et allant droit au but rien que pour votre bien-être ?
Mitch pense à ma bite. Lindsay est une amie délurée qui me laisse observer ses mœurs. Et je viens d’obtenir quatre cent cinquante mille dollars de crédit sans rien demander.
Les spams étaient de petites paquets de fantasmes coulant à flots continus dans ma boite mail. Chacun d’entre eux était une vie rêvée, un possible en devenir.
Si un jour une perverse de Baltimore ou de Denver avait vu quelque part ma photo sur le net, m’avait apprécié, et avait décidé de m’honorer de sa nudité, comment aurais-je pu distinguer cette invitation d’un spam ? Voilà pourquoi je n’avais jamais activé les filtres antispam – accepter de mettre en route ces machins c’était tout simplement exclure toute possibilité qu’un jour votre vie puisse prendre un tournant considérablement plus enchanteur, par le biais d’une très grosse bite ou d’un crédit monumental.
Ce jour-là, parmi une bonne douzaine de spams inspirés, il y avait un mail qui allait changer ma vie et celle du Centre.
Et l’objet du mail était RESERVATION.
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RESERVATION
De : Enzo LAGATOLLA enzolagatolla@yahoo.fr
A : info@lecentre-am.com
Pour possible réservation prochaine, merci de répondre aux questions suivantes :
- Contenance maximale de votre site pour évènement (chambres + campements)
- Dates idéales pour une réservation de 1 mois ou plus sur la totalité de vos emplacement disponibles.
- Accessibilité : la route amenant à votre Centre s’y termine-t-elle ou est-elle traversante ?
- Voisinage : degré de tranquillité, proximité habitations, vis-à-vis.
- Connexions Internet – possibilité d’installer un parc informatique dans une des salles ? Débit ?
- Parkings ?
- Personnel d’accueil sur place ?
- Modalités d’acompte en cas de réservation.
Cordialement,
E.LAGATOLLA.
J’avais reçu par le passé des demandes d’infos supplémentaires lors de réservations, mais des aussi précises, jamais. Une partie d’entre elles trouvaient réponse sur l’excellent site du Centre que j’avais conçu, mais a priori le type n’avait pas voulu s’embêter avec ces conneries.
J’ai allumé une cigarette à la fenêtre en réfléchissant aux réponses. Alice traînait toujours avec sa tasse, elle bougeait un truc du bout de ses sandales. Le Centre était trempé de l’averse de cette nuit, tout gazouillait, la terre semblait reprendre son souffle comme une éponge d’un poing que l’on desserre.
Une goutte d’eau venant du toit atterrit sur ma main et le milieu de ma clope, réduisant d’une bonne moitié le temps qu’il me restait à fumer. Je l’ai jetée vaguement en direction d’Alice et suis revenu à mon poste. LES AFFAIRES REPRENNENT.
De : info@centre-am.com
A : alagat@yahoo.fr
Re : Reservation
Cher M.Lagatolla,
Nous vous remercions de votre intérêt pour le Centre.
Ci-joint les précisions demandées :
- Contenance maximale du site : 75 lits, camping : 150 à 200 tentes (sur autorisation spéciale).
- Dates idéales : pour l’instant, libre sur Mai-Juin.
- Accessibilité : 800 m de route droite avant d’arriver au Centre, qui se termine à l’entrée d’un Domaine Protégé de 70 hectares. Diverses voies réservées aux sapeurs pompiers dans le domaine, rejoignant la D41.
- Aucun vis-à-vis, bergerie à 900m, puis plus rien avant 6 ou 7 bons kilomètres ? Tranquillité assurée.
- Connexion ADSL (récente installation TBE),
- Parking 80 véhicules.
- Personnel actuellement limité. Deux personnes nuit et jour + cantiniers (en fonction du nombre de stagiaires).
- 40% paiement à l’avance. Solde à la fin du séjour.
Quelle association représentez-vous ?
J’avais eu deux bonnes idées ce jour-là. La première : ne pas parler tout de suite de ce contact à Alice. La deuxième : avoir incliné mes réponses vers ce dont je soupçonnais être les souhaits de l’interlocuteur : tranquillité et logistique.
Autre cigarette. Nouveau message dans la boite de réception.
Merci pour vos précisions. Veuillez poser une option pour arrivée :
-32 pax dès le 21 Mai (chambres)- durée 3 semaines (pê 4)
+ 20 à 40 pax (à déterminer) à partir du 28 Mai (chambres) )- durée 3 semaines (pê 4)
+ 20 à 40 pax ( à déterminer) à partir du 5 Juin (tentes) )- durée 3 semaines (pê 4)
Pouvons-nous avancer les 40% uniquement sur les premiers arrivants ? Si oui merci de transmettre RIB SVP.
Réponse à votre question : groupe de réflexion libertaire. Origine : France, Suisse, Italie.
Cdt,
Zenon Zoot
Visiblement c’était un pseudonyme. ET pas le même gars. Et un bon paquet de fric à la clé. Ma jambe battait le rythme sous la table. J’avais accompli ma mission. Et venait de remplir quasiment deux mois en contenance maximum.
J’ai répondu OK pour l’avance. L’avance des autres groupes dès leur arrivée. Solde au départ. Ci-joint le RIB en pdf. Le paiement confirmera la réservation. Pourrais-je avoir les coordonnées du contact officiel de votre groupe ? Est-ce vous ? Cordialement, SB.
La réponse ne se fit pas tarder. De la part d’un destinataire encore différent.
Le paiement vous parviendra dans la matinée. A votre question sur le contact officiel du groupe, c’est impossible. Ecrivez indifféremment à moi ou aux précédents correspondants. Nous sommes tous des contacts du groupe. Le paiement vous parviendra dans la matinée.
Pas la peine de répéter, j’avais compris, et j’étais tout excité. J’allais attendre le règlement de l’acompte pour en parler à Alice. Pas de fausse joie.
J’ai attendu sur mon pieu en fumant des cigarettes. J’allais vérifier sur le site de la banque tous les quart d’heures avec les codes qu’Alice m’avait donné il y a quelques temps.
A 11h45, un virement de 19200€ était annoncé dans la colonne « à venir ».
– 19 –
Alice avait posé une table et une chaise en plastique près des gravats de la nuit dernière, et classait les fiches de nos anciens prestataires.
Elle comptait faire un phoning pour les inciter à reprendre les séminaires à la rentrée, une remise aurait même été envisageable.
J’ai descendu la restanque à sa rencontre. Si j’avais été globalement plus agile, je me serais assis négligemment sur le bord de la table en plastique.
Je me suis contenté de rester debout, et lui ai annoncé qu’il n’y aurait pas de remise à faire pour le prochain mois, car je venais de boucler une réservation complète jusqu’à fin juin. Et acompte reçu.
A son air on aurait pu croire que le monde renaissait, les gravats auraient pu d’un coup glisser du sol, et reformer un mur parfait, les corps des druides sortir de leur tombe et reprendre une activité normale de celtes.
– C’est un groupe de quoi ?
– Là, c’est plus compliqué. Ou très simple. Ils se disent groupe de réflexion libertaire.
Alice prit un air inquiet.
– Comme libertin ?
– Sûrement la même étymologie, mais pas le même videoclub. Libertaire c’est un peu anarchiste, hippie, un truc comme ça.
– T’en dis quoi ?
– J’en dis qu’après ce qui nous est arrivé, j’accepterais Al Qaïda. Premièrement, tout nos anciens groupes étaient un peu libertaires quand on y pense – je ne pense pas que nos druides celtes payaient leur redevance télé. Deuxièmement, il y avait une sorte d’assoc’ libertaire quand j’étais à la fac, des anarchos et tout, c’était des gars très sympas en kéffié qui jouaient du djeumbé sur le parvis et semblaient très intellectuellement sains.
Alice fit mine de réfléchir aux limites morales envisageables pour le Centre, mais je savais très bien qu’elle pensait au fric, au bon paquet de fric qui allait tomber cash dans notre escarcelle.
Notre escarcelle. Ca y est, maintenant qu’un paquet de fric allait nous tomber sur le table, je commençais moi aussi à penser en couple.
-20-
J’ai eu le plaisir de mettre à jour le site Internet du Centre et de taper, en Verdana +2 Rouge RÉSERVÉ – COMPLET sur la grille de nos activités pour cet été, et de joindre l’icône d’une petite porte en bois signifiant « Séminaire non accessible au public ».
Non seulement l’arrivée des libertaires allait renflouer nos caisses, mais en plus alléger considérablement mes tâches habituelles de mise à jour des infos, explications des séminaires, horaires, tarifs, etc…
Là non : séminaire PRIVE, RÉSERVÉ, COMPLET, basta. Un mois de vacances, quasiment.
En m’amusant à saisir le gras de mon cou entre le pouce et l’index, j’ai lu attentivement les spams arrivés dans l’heure, et le mail d’une entreprise de Tourette-Sur-Loup désirant nous faire profiter là-haut dans notre montagne d’un système ultrasophistiqué de webcams pour la surveillance ou l’affichage en temps réel du Centre sur notre site internet (celte qui brûle ?).
Pourtant technophile, je n’ai jamais trop aimé les webcams. Après l’achat de ma première webcam en 97-98, j’avais été tout excité à l’idée de rajouter une dimension visuelle et mobile à mes chats québécois.
Mais la webcam a juste transformé le chat, un processus où l’on s’emmerde sans se voir, en un processus où l’on s’emmerde en se voyant. Et où plus aucune issue n’est possible pour donner le change, où la vérité de votre visage pâle, mal rasé et terriblement seul éclate au grand jour. Le chat par écrit permet de feinter, de faire croire que l’on tape au clavier en pleine fête, entouré d’amis, ou dialoguant en simultané avec de multiples interlocuteurs tous aussi passionnants les uns que les autres.
La webcam avait aboli toute possibilité d’approximation ou de flou poétique. Même graphiquement parlant : l’arrivée du haut débit avait rendu l’image nette et fluide. L’acné fut reproduite avec une fidélité remarquable. Les quelques images par minutes de l’ancien temps et le mystère excitant des intervalles entre chaque rafraîchissement disparurent.
Le mot dialogue, m’avait-on dit à l’université, viendrait du grec voulant dire « à travers le mur », dans ce cas le chat n’est pas un dialogue, c’est un terrain vague désespérément dénué du moindre mur.
Les premières pubs télévisées pour les fournisseurs d’accès à Internet, mettant en avant les trésors de la messagerie instantanée, promettaient des rencontres merveilleuses, dans un no man’s land poétique, de gens provenant d’univers différents. Un chinois, un jeune américain, un juif et un arabe, parlant dans un sabir unique de thèmes fédérateurs et pointus.
La réalité était tout autre, le chat était un tout petit parking où se réunissaient des gens portant le même t-shirt et écoutant la même radio FM.
Aucun mur, désespérément pas de mur, comme le non-mur du jardin à côté duquel Alice s’était attablée, et écoutait de la musique aux écouteurs, inactive et droite comme un i, l’air un peu béta, c’est comme ça qu’elle écoutait la musique.
Je me rendais compte que l’affaire n’était pas tout à fait réglée avec elle car à cet instant, je crevais d’envie de sauter par la fenêtre pour aller la rejoindre, lui arracher ses écouteurs et la hisser sur la table.
– 21-
En fin de compte, grâce à l’arrivée prochaine de nos libertaires et de la brusque illumination des semaines à venir, Alice avait pu engager les deux extras en cuisines comme il avait été prévu de le faire il y a six mois pour le planning estival.
Ils étaient montés au Centre quinze jours avant l’arrivée de nos étranges stagiaires, pour donner un coup de propre aux cuisines, petites mais bien pourvues, attenant au réfectoire. Durant tout l’été ils allaient traverser la longue route qui retenait la montagne au littoral, et partir à 23h30. Ils venaient tous les deux dans la même caisse, une peugeot 605, blanche, blanche à tel point que le jour où ils s’amenèrent pour le nettoyage, j’avais cru à un retour des flics. Pourtant il n’y avait plus le moindre druide calciné dans les parages.
Quand les cuisiniers se sont garés dans un nuage de poussière, Alice et moi étions gênés. Le Centre avait été rangé et nettoyé de ces quelques semaines de vie sauvage, mais nous étions persuadés que le fait que nous avions baisé était inscrit sur nos fronts. Cela ne me gênait pas plus que cela qu’ils le sachent, mais de facto je devenais un peu le patron, et, quelques furent les suites de ma relation avec elle, cet aura de second chef ne me lâcha plus, même à ses propres yeux.
Voilà pourquoi quand les deux cuisiniers sont sortis de la voiture, Alice et moi les attendions devant le Centre, ridiculement espacés d’au moins vingt mètres, comme deux géomètres en train de mesurer la chaussée.
J’avais obtenu des menus de la part du groupe, après cinq jours de comiques tergiversations.
La question n’avait été pourtant que : que désirez-vous manger durant votre présence au centre ? Nos deux cuisiniers peuvent adapter la nourriture à vos souhaits et proposer des régimes variés avec des produits de qualité.
La première réponse, de la part d’un type qui ne m’avait encore jamais écrit :
Bonjour, merci de nous laisser le temps de vous donner une réponse. Notre groupe privilégie l’expression de chacun de ses membres et je dois consulter un maximum de personnes, bien que la composition du groupe est et restera indéfinie et en constante mutation.
Quelques jours plus tard, d’un autre :
Bonjour, voici les premiers éléments de réponse : base végétarienne pour la grande majorité des stagiaires – merci de prévoir également des plats excluant œufs, lait, miel, volaille, poisson. Les légumes doivent tous être issus de l’agriculture biologique et si possible locale. Jus de fruits pressés. Eau et vins locaux, pas de sodas ou boissons sophistiquées. Prévoir sur la durée du séjour de bons apports glucidiques par le biais du régime végétarien : pois, fécules, fruits secs, et protéines végétales (tofu, champignons et bien sûr soja). Une petite discussion est en train d’être finalisée concernant une minorité de stagiaires qui souhaitent voir les choses différemment. Cordialement, Hector.
Trois jours plus tard :
Salut, validation du menu que mon collègue Hector a proposé. Une partie de notre groupe est pollo-végétarienne et accepte le poulet dans son alimentation. Un violent et très enrichissant débat s’en est suivi. Afin de respecter leur volonté, serait-il possible de faire venir quelques poulets vivants dans un enclos ? Si ces connards veulent manger du poulet, ils devront les saigner et les plumer eux-mêmes. Sinse.
Deux heures plus tard :
Bonjour, merci d’excuser le langage de votre interlocuteur précédent. La proposition du poulailler est parcontre sérieuse, nous vous serions très reconnaissants de voir ce qui vous est possible – Claudio
– J’espère que l’on aura de la viande de temps en temps, m’inquiétai-je.
– Ouaiiiis, a fait le cuisinier B en lisant à son tour le mail de Hector. De toute façon, on est condamné à se faire le marché de Tourettes tous les matins. On vous ramènera de la viande quand vous voudrez.
Les deux cuisiniers lisaient très sereinement les requêtes de nos futurs stagiaires, pas un haussement de sourcil, pas un hoquet de surprise. De temps à autres ils s’échangeaient des idées sur tel ou tel légume.
– Ca va nous changer, dit le A. C’est bien. On a connu pire. J’ai travaillé 7 ans à Los Angeles. On cuisinait des algues parfois.
– Parcontre, un approvisionnement pour de la restau vég’, c’est deux fois plus de volume dans la camionnette, super chiant dans les cuisines. Il va falloir s’organiser, déplacer le grand four vers le cellier pour stocker les cageots. Mais on va s’arranger.
Alice et moi les avions laissé s’attabler dans la grande salle fraîche du réfectoire pour composer les menus. Ils semblaient adorer faire ça. Ils n’allaient pas détailler le menu quotidien, mais travailler sur des bases interchangeables en fonction des légumes du jour, et quelques plats stars.
J’ai allumé sa clope à la petite. Je n’aimais pas la voir fumer.
– A part moi, tu as eu d’autres copines, récemment ?
– C’est quoi récemment ? Et c’est quoi cette question ?
– Laisse tomber. Tiens, il faudrait que l’on refasse la signalétique du parking et des réfectoires, la pluie a pourri tous les panneaux.
– Y’a quoi ?
– Ce sont des feuilles format A4 – dans l’urgence il faudrait faire « SORTIE » – « ACCUEIL » – « PARKING VISITEURS » – « PARKING STAGIAIRES » – « REFECTOIRE » – « CHAMBRES STAGIAIRES » et « ACCES INTERDIT ».
– Ca marche. Un tel boulot va me demander au moins quinze jours.
Alice pouffa.
– Je sais que ce n’est pas marrant pour toi. Je t’ai entrainé dans mes galères.
– Et pour répondre à ta question, je n’avais pas de copine quand je suis rentré au Centre.
-22-
SORTIE.
Je contemplais le mot sur mon écran, prenant un quart exact de hauteur d’une feuille A4 mode paysage, parfaitement centré, pur et solennel – SORTIE , que vous le vouliez ou non, que vous empruntiez cette voie ou une autre, ceci est la sortie, sereine et sûre, si vous suivez les indications de cette affichette, vous serez dans le droit chemin, vous serez dans un respect total et harmonieux des règles que nous vous demandons de bien vouloir suivre.
J’avais choisi pour les affichettes que m’avait commandé Alice la police de caractères Helvetica.
Un vieux proverbe de graphiste dit « Quand tu ne sais plus quoi faire, choisis l’Helvetica ». Une autre nomme l’Helvetica « La Beatles des polices ».
L’expression était devenue une private joke dans le métier, et avait acquis une telle notoriété qu’il m’est souvent arrivé devant des potes de qualifier les Beatles d’ « Helvetica de la pop »..
En choisissant l’Helvetica pour le Centre, je participais une fois de plus au rayonnement intégral de cette police dans le monde. J’embrassais le 20e siècle, la partition absolue du monde capitaliste et communiquant. La police commune à la droite et à la gauche, de Colette aux affiches pacifistes Anti-Vietnam, d’Evian à l’ONU, la police de Jeep, Nestlé, de l’album War de U2, Bad de Jackson, Love Supreme de Coltrane, la police des panneaux routiers qu’allongé à l’arrière de la voiture, je voyais violemment défiler , la police des blasons mattel de mes musclors, des baignades interdites, des métros de Prague, de Rio, de Tokyo, de New York.
Le 11 septembre, en regardant les images du désastre, j’avais eu une réflexion déplacée, à côté de la réalité de l’acte, purement fonctionnelle au sujet de l’Helvetica.
C’était la police d’American Airlines. C’était la police du métro sous Ground Zero. C’était la police des pompiers de New York.
Ce jour-là, l’Helvetica du ciel était tombée sur l’Helvetica du sol, un massacre d’Helveticae, ce modèle si occidental de l’informatif et du fonctionnel.
Nous nous y sommes habitués jusqu’à la trouver vulgaire, ou commune, alors qu’Helvetica porte en elle une harmonie fulgurante, à lui seul le E majuscule nous promet stabilité, harmonie et confort, il est logique et utile comme une belle table en bois.
La majuscule Helvetica est masculine et élégante, distinguée mais pragmatique. La minuscule est féminine, ronde, délicieusement ronde, mais ferme et posée, comme une infirmière qui vous injecterait du sens en intraveineuse.
Bref, autant vous dire que les panneaux que je venais de faire allaient droit à l’âme : « SORTIE » – « ACCUEIL » – « PARKING VISITEURS » – « PARKING STAGIAIRES » – « REFECTOIRE » – « CHAMBRES STAGIAIRES » et « ACCES INTERDIT ».
L’Helvetica avait déjà signifié cela des milliards de fois, elle allait accomplir la mission une fois de plus avec la même énergie sereine et invincible.
– 23 –
Ce vendredi-là, nous étions épuisés et propres.
Après avoir aidé Alice toute la journée aux mille travaux nécessaires à la préparation du Centre, j’avais pris une longue douche dans ma chambre, Puis d’une manière assez spontanée nous nous étions rejoints, propres et coiffés, aux chaises en plastique qui faisaient face au grand pré. Une bonne partie de l’après-midi y avait été consacrée, j’en avais retiré les pierres les plus grosses, afin qu’elles ne gênent pas nos futurs hôtes qui avaient choisi l’option tente.
Nous fumions une cigarette , propres et coiffés, en admirant l’étendue de notre implication. Il avait fallu également que je fasse le zouave avec des cordes neuves pour délimiter le parking stagiaire, et improviser des panneaux en bois pour y placer mes affichettes. Le dernier mail que j’avais reçu de nos invités confirmait leur venue mercredi après-midi, à partir de mercredi après-midi.
C’était donc notre dernier vendredi un peu seuls. Inutile de se le cacher plus longtemps l’un à l’autre, elle n’avait pas d’amis et je n’avais pas d’amis, nous étions seuls comme des cons.
L’univers social que je m’étais longuement et facilement tissé pendant mes années de fac s’était intégralement évaporé, comme l’âme de nos celtes.
Un bon tiers de mes camarades était monté à Paris, entretenant l’exode de chair humaine et de bonnes idées, exode programmé depuis des décennies. Leur survie artistique ou professionnelle en dépendait. J’avais été le seul graphiste à rester dans la région. Et tandis que je mettais en page des prospectus de pisciniers en me lamentant sur mon sort et en les enviant, eux mettaient en page des prospectus de soirées rock en se lamentant sur leur sort et en m’enviant.
Quelquefois je montais à Paris pour un concert et une visite de routine, et ils mettaient en branle la meilleure volonté du monde pour me faire comprendre que leur exil avait bien valu le coup.
Ils me faisaient prendre le pouls de la ville (mais pas trop), j’en prenais plein les mirettes et revenais toujours déprimé dans le Var.
Puis quelques jours plus tard, un petit détail reprenait le dessus, un galet, une mouette ou une sieste sur la plage, et une grande culpabilité m’envahissait d’avoir pu ainsi douter de tout cela.
Ce qui aurait pu me mettre la puce à l’oreille concernant Paris est le fait qu’aucune habitude n’y est à prendre pour pouvoir y vivre, il n’y a juste que des habitudes à perdre.
Et ça c’est mauvais signe. J’avais vu de parfaites cagoles pur jus devenir d’authentiques parisiennes en six mois, et ça c’est mauvais signe. C’est que cela ne devait être ni bien compliqué, ni bien fondamental, de choisir Paris.
Le deuxième tiers de mes amis est peut-être resté pas loin, mais le départ du premier tiers a du surement casser quelque stabilité moléculaire nécessaire pour poursuivre nos fréquentations. C’était finalement des gars et des filles dont la présence était de rigueur voire indispensable, mais qui au bout de six ans n’auraient toujours pas pu citer quel était mon disque préféré ou le prénom de ma sœur.
Mes amis du dernier tiers avaient trébuché sur une racine quelque part entre la fin des études et le début de la Vraie Vie, et ne s’étaient jamais relevés, laissant marcher à leur place des types ennuyeux et convenus, qui en quelques mauvais choix, la fille, le métier, l’endroit, le but dans la vie, avaient commis les pires trahisons envers ce qu’ils étaient et ce que nous étions, sans broncher, les mâchoires serrées . Ils avaient piétiné les fleurs et marchaient vite, pour que rien ni personne ne puisse les rattraper par l’épaule.
Moi, certes, j’étais devenu un graphiste de la montagne préparant des prés et des parkings, mais je n’avais pas oublié tous ces trucs-là. J’étais vaguement malheureux de ne pas y arriver très rapidement, mais je n’avais pas trébuché et ne m’étais pas oublié.
– Je ne vois pas de bretelles de soutien-gorge sous ton truc, j’ai dit à Alice en soufflant ma fumée.
Elle avait un débardeur très fin, et quand 2 minutes auparavant je réfléchissais à mon deuxième tiers d’amis et cette histoire de stabilité moléculaire, j’avais cherché du regard les bretelles de son débardeur, en vain.
Elle glissa la bretelle de son débardeur sur son épaule gauche, et découvrit les trois quarts d’un sein bronzé que je commençais à bien reconnaitre.
– C’est parce que je n’ai pas de soutien-gorge.
– Merde, c’est où que tu te fais bronzer les nénés comme ça ? Et quand ?
Elle fit une mimique des sourcils censée être énigmatique, comme si elle détenait un tibia de Jésus.
– Pas grave. Je trouverai.
– Bon, on reste ici à regarder les moutons, où on bouge quelque part ?
J’ai dit qu’on pouvait aller boire un coup.
-24-
Mon implication avait été telle dans l’organisation et les préparatifs de leur venue, l’espoir si grand, la force déployée si intense dans les plantages de pics, de panneaux, tensions de cordes et de bâches et de signalétiques en tout genre, qu’au matin de leur venue, je ne me levai pas.
Je me prétextais cette paralysie par le fait que cette fois-ci le travail était derrière moi, que j’étais en coulisse et que le concert pouvait commencer, j’avais fait ma part du job.
La joue écrasée contre mon matelas, j’entendais depuis 8 heures du matin les voitures arriver les unes après les autres, parcourir le sentier que j’avais balisé, emplir l’espace sonore. Les craquements rassurants des gravillons sous les pneus. Les portières, les apostrophes, quelques piquets, des éclats de rire.
Je me levai péniblement et approchai de la fenêtre. Il devait déjà y avoir une soixantaine de personnes, et il était à peine dix heures du matin.
Des jeunes tous assez différents pour ne pas former une communauté, mais plutôt une multitude, avec peut-être pour seul trait commun de ne pas avoir trente ans. Tous affairés à s’installer, se saluant poliment de groupes à groupes. Autant de filles que de garçons.
On aurait pu se casser les dents à dresser un sociotype de la gentille foule qui doucement prenait possession de l’espace du Centre. Autant de dreadlocks que de cranes rasés, de van VW pourris que de Mini garées dans mes cordes. Certaines plaques étaient immatriculées italiennes, allemandes, hollandaises. On aurait pu croire qu’un Woodstock européen se préparait.
Les gens sortaient des sacs, des guitares, des casseroles, des didjeridoos, des unités centrales, des filets de volley, des bonbonnes de gaz, des sièges pliants.
On tapa à ma porte.
– Sacha ? C’est Alice.
– Oui.
– On a besoin de toi en bas.
– Déjà ?
J’ouvrai la porte et embrassai Alice dans le cou. Elle transpirait.
– T’as pas peur ? lui demandai-je
– Peur de quoi ?
– Ben ça fait beaucoup, ils s’installent, quoi. Certains ont même amené des réchauds.
Alice regarda en l’air.
– Je m’en fous, pour le moment je m’en fous. Il est super important que je m’en foute.
J’ai rencontré tellement de personnes les jours qui suivirent, hommes et femmes qui avaient décidé de rentrer dans cette aventure, à la différence de moi, qui allait partiellement la subir, tellement de personnes qu’il m’a été impossible de mémoriser tous les noms impliqués.
Seulement quelques-uns me reviendront de-çi de-là, mais vous comprendrez plus tard, ou peut-être commencez-vus à déjà le comprendre, que les noms n’auraient pas toute leur importance ici.
Je me souviens de Vico, parce qu’il avait sorti de sa fourgonnette 8 unités centrales, les écrans cathodiques allaient suivre plus tard. 8 unités centrales de PC pur souche, bien rots, tours coréennes en aluminium beige parcouru de stickers. J’ai eu une affection immédiate pour ces tours, quand on vient du monde du PC c’est hormonal, on a envie de leur donner un coup de taloche et un calin en même temps à ces tours, on les a montées, ce sont nos bébés, une pour chaque usage. Le miracle à l’époque de ramasser une carte modem 56k dans une poubelle, une carte graphique, une vieille carte mère, un disque dur, une barrette, et la magie opérait.
Ils n’étaient pas comme les Macs, lisses comme de beaux pianos, non, les PC c’était des sauvages aux cuisses ouvertes, des sac à puces, des chats de gouttière, des sièges en cuir dont le ressort venait parfois vus planter le dos et vous filer le tétanos.
Vico portait un t-shirt Linux 2.4 . Je me souviens de Vico, de sn surnom et de sa gueule, il avait les doigts sales et il était plié sous la table à brancher les trucs. Nous étions dans une des 2 salles dédiées aux ordis telles qu’elles avaient été demandées par le groupe.
Je me souviens aussi de Vico car il a été le premier à mourir à la Fnac, le pauvre. Quelque fois la nuit j’y repense, j’essaie d’imaginer ce qu’il a senti, la rapidité du choc , ce bruit sourd, mais rien que d’y penser j’en grimace et je pense à ma propre mort.
– OK ok, dit Vico. Les cables éthernet, le routeur , et on pourra tester la super connexion. Merci pour le coup de main.
– Vous allez faire quoi exactement ?
– Vico me regarda en coin et sourit. Il sortir un sachet de drum et entreprit d’en rouler une.
– Toi et ta meuf vous avez du avoir les oreilles qui ont sifflé y’a deux semaines. Vous avez été au centre d’un de nos threads sur le forum.
– Je dois le prendre comment ?
– Normalement. En fait la question était de savoir si vous deviez être complètement au courant de nos petits projets, ou pas complètement. En fait c’est compliqué. Vous verrez vite ce qu’on fait. Et en même temps c’est dur à comprendre. Si il faut vraiment vous faire comprendre notre truc, il faut vous prendre par la main et tout vous expliquer. Mais le truc c’est que personne n’est vraiment décisionnaire, tu vois ? Chacun a la liberté de faire ce qu’il veut. Et j’ai un peu la flemme de t’expliquer, je suis pas bon pour ça.
– Explique au moins pour les ordis, demandai-je
– Ca c’est pour l’intelligence connective, dit-il en souriant. On profite en général de ce genre de manifestations un peu libertaires, antimondialistes, pour faire des petits meetings entre experts, tout ça.
– Rien que ça.
– T’inquiète, on fait les choses proprement. Et puis j’ai principalement pour projet pendant ce séjour de faire de grosses Lan parties de Counter Strike.
– Tu parles à un connaisseur ! m’écriai-je.
Counter Strike. Le premier jeu en raison digne de ce nom. Contre-terroristes contre Terroristes. Et vice-versa. Vous choisissiez l’un des deux camps, vous choisissiez vos armes, et vous voilà parti. Nuits blanches à naviguer dans les maps 3D, micro-casque vissé sur le crâne, main gauche clavier main droite souris. Yeux exorbités. Pépitos et coca light. Sand. Dust. Vertigo. Aztec. Grenades. Snipers. Je me souviens avoir joué un jour pendant un tremblement de terre, je n’avais pas quitté la partie.
– Tu seras le bienvenu alors, dit Vico. Mais fais gaffe aux experts.
Un type tapa à la porte qui était déjà ouverte. Il ressemblait à un mec qui fait de la voile.
– Je peux consulter mes mails ?
Et avec la beauté d’un boeing, le dispositif décolla en quelques jours, dans le bruit, la musique, une certaine excitation générale, beaucoup d’organisation et de désorganisation. Les dortoirs et les tentes étaient remplis, la cantine blanche de vapeurs de légumes.
Je me faisais violence pour ne pas quitter mon poste d’observation, sur le balcon et l’administration, pour ne pas aller me rouler dans l’herbe et fumer des joints avec eux.
Petit à petit, les tentes, s’agglomérant les unes à coté des autres, avaient marqué une forme concentrique, découvrant le centre du pré à nu sur un long diamètre qui servait d’agora.
La clameur et la distance ne me permettaient pas de comprendre de quoi ils parlaient, et je ne peux pas dire que je m’en foutait vraiment.
Je voyais peu Alice. J’avais pourtant envie de partager tout cela avec elle, cette joie de voir le Centre vrombir à nouveau de toute cette jeunesse après ces semaines de vide et d’inquiétude. Depuis Lundi, le Centre était une fête, tout se faisait tout seul, nos invités, bien que nombreux et bruyants, étaient très disciplinés.
La nuit était aussi animée. La fraîcheur désaltérait les torses nus de la canicule et de la sécheresse que pouvait connaitre l’arrière-pays en journée.
La tête posée sur l’oreiller, me berçant des sons lointains de guitares et de djeum-bés, je m’étais résolu à penser que cette réunion entre jeunes n’avait pas d’autres buts que celui d’une réunion sympa entre jeunes.
Je me trompais amèrement. J’étais en réalité assoupi sur un tigre, lui même assoupi.