Bonne année.
Il y a presque 3 ans de cela on s’était amusé chez Bienbienbien à définir le cycle de vie d’un lien, en décrivant ses différents stades de fraîcheur, dont le premier était comparé à l’ikezukuri, ce poisson que l’on mange encore vivant au japon, denrée fine et précieuse, graal du bon lien, encore intouché par des centaines de retweets.
L’article parlait surtout d’une course, d’un enjeu de vitesse, et l’ikezukuri pointait surtout des liens intéressants.
Depuis tout cela les choses ont changé, ta maman est sur twitter, les twittos à la télé, les animateurs au cimetière, that’s complicated.
D’une certaine manière, même si le manifeste de la cérémonie des « Craypion d’Or » était parti sur une base de second degré, autour d’une certaine idée de « résistance » face aux sites tous beaux et formatés « qui commencent tous à se ressembler », en deux ans je me suis progressivement convaincu de ce discours. La dame réalisant son site d’élevage de chihuahuas en y collant des chateaux-forts à paillettes réalisait peut-être un site moche, mais inédit en 2012. Ses preacquis esthétiques nous sont inconnus. Ils viennent d’ailleurs, d’un autre temps, devant ou derrière, on sait pas. Certains sites des craypion m’ont fait découvrir beaucoup de chose, ils m’ont ouvert les neurones.
Entre l’esthétique craypion et la vague du seapunk l’année dernière, la cloison est fine, c’est cet appel d’air, cet exotisme puisant dans le passé et le futur, dans le rétro que l’on aime pour sa beauté laide, que l’on va adorer et manipuler entre nos doigts jusqu’à ce qu’il porte notre odeur et que l’on ne s’y intéresse plus.
Si j’ai gardé la passion de l’ikezukuri, c’est désormais pour d’autres types de contenus, ce n’est plus « trouver pour le sport », mais pour respirer un air neuf. Comme lorsqu’un sort d’un club surchauffé en pleine nuit pour retrouver l’air frais du dehors, un air plus froid, plus assommant, qui brûle un peu la gueule, où il y a moins de gens cool, mais qui te requinque.
Alors pour retrouver cet air frais du dehors, cet air froid, plus assommant, il faut faire comme les vieux chasseurs : se les geler, et poireauter des heures, et affronter parfois l’ennui devant par exemple les flux bruts de Youtube et Dailymotion.
Regarder en temps réel les videos à 0 vues qui arrivent , 95% d’entre elles ne dépasseront jamais les 200 vues. Pas les regarder toutes hein, mais y aller au feeling, à la vignette, aux titres.
C’est un exercice très troublant. Vous rapprochant du monde et vous en éloignant, vous faisant haïr les hommes puis les adorer, puis les rehaïr.
Il y a notamment le flux brut de dailymotion, « le one », qui vous fera voyager en deux minutes dans le monde entier, beaucoup d’ennui, de lol et de sourates. Des contrastes plus marqués que n’importe quel zapping de canal. Des fossés vertigineux, entre le jeune egyptien cairote uploadant les prêches rippées d’Amr Khaled, le coréen ses clips de K-Pop, ou le préado ses sketchs bancals.
Ca n’est peut-être pas une vision précise et sereine de notre monde moderne, mais qui vous donne une vision précise et sereine de notre monde moderne ?
A des milliers de kilomètres du Caire, il y a la ville de Lancaster, en Pennsylvanie, USA. 60.000 habitants, un peu moins que la ville de Cannes.
Une ville sans histoires – la dernière fois qu’on parla de Lancaster à échelle nationale, c’est en 2009, quand la mairie augmenta le nombre de cameras de sécurités de 70 à 165. Cela avait fait la une du L.A Times.
Une ville tranquille, dont une des curiosités touristiques est son Central Market, le plus vieux marché paysan encore actif des Etats-Unis.
Une à deux fois par mois, un club de square dance, le Do-Pas-O Dance Club, principalement composée de personnes très âgées, se réunit à l’église méthodiste Otterbein de Lancaster pour apprendre de nouvelles chorégraphies et surtout passer du bon temps.
A chaque séance, Jim Miller, 70 ans, pose sa camera HD sur son trépied, règle son cadre, appuie sur REC, et rejoint la piste de danse avec les autres élèves.
Ils dansent sous de la musique country, avec au micro le caller local, (Bill Gordon ou Linda Prosser) – sortes d’animateurs/maîtres de danse capables de donner les indications de danse en rythme avec la musique ou même en chantant.
Plan fixe. Aucun montage.
Jim uploade méthodiquement chacune de ces séances, pour animer la petite communauté des danseurs.
Cela donne cela.
ou cela
Il y a plus d’une centaine de vidéos.
Et je trouve cela merveilleux.
A priori, comme cela vu de loin, c’est déprimant. Des vieux qui dansent la quadrille et le Chacha dans un trou paumé d’Amérique.
Mes vidéos préférées de Jim Miller sont celles avec des chorégraphies qui tournent : elles permettent avec le plan fixe de voir défiler un à un les couples. Et de ce donné à voir, qui a priori, ne dégage que de la vieillesse, du passé, de l’usure physique, de la naphtaline, apparaît progressivement tout l’inverse, comme en négatif.
Dans un détail, un sourire, un mouvement de jupe, une inclinaison de tête, une hésitation.
C’est la survie du plaisir. La survie de l’amour, le temps si précieux qu’il reste à vivre à leur âge, et ce temps si précieux, on le passe à danser. C’est la coquetterie des vieilles dames, enfilant leurs jupes et leurs froufrous, pour être belles, pour plaire, c’est la main fatiguée des messieurs, toujours dignes, droit, appliqués. On ne sait pas si ils ont accompagné leurs femmes pour leur faire plaisir, où si c’est également leur passion.
Les scansions de la caller rythmant leur pas, dans une discipline joyeuse, gratuite, tellement inutile, éphémère, juste pour le plaisir.
La salle de danse, le panneau de bingo éteint en arrière plan.
A chaque couple qui défile, je vois une histoire différence, une dignité différente, cette rigueur dans l’amusement, ces tenues, cette droiteur. Ces gens là avaient vingt ans en 62. Fruit du rêve américain. Rêvant encore d’une Amérique qui n’existe plus.
Ces gens là seraient sûrement effrayés par les prêches d’Amr Khaled, ils se tromperaient sûrement sur l’Egypte, mais là, il n’y a pas de politique, il y a de vieux amoureux qui dansent. Qui se séduisent. Qui se font beaux. Dans leur village tranquille.
Il y a plus d’histoires, de jeunesse, de bonheur, de personnages et de vie dans 8 minutes de plan fixe des vidéos de Jim Miller que dans une journée de production française sur Dailymotion .
Alors quand je déprime, quand je sature des chats mignons, des cupcakes, de l’ironie, du YOLO sponsorisé, quand je me suis coincé le buste entre le deuxième et le troisième degré, quand je ne sais plus très bien, je passe cinq minutes devant une square dance filmée par Jim Miller.
Tu es la Zone Henry Michel. <3
Tellement bien écrit…
Oh oui oui oui, merci pour ce rafraîchissement. Cela fait tant de bien de s’arrêter un instant et de se rendre compte que notre tête tourne un peu à force de les regarder danser ces jeunes gens.
Lecture agréable qui m’a remis en tête les passages dansés de « Quand j’étais chanteur » le film de Xavier Giannoli.
Entre cet article et le visionnage du tutoriel Craypion « créer son site avec Powerpoint », me voilà purifié et prêt à commencer mon après-midi de travail 2.0
Merci !